Malcolm & Marie, de Sam Levinson, sur Netflix

À l’amour comme à la guerre

Tout ce que touche Sam Levinson se transforme-t-il en or ? Après Euphoria, fabuleux portrait d’une jeunesse kamikaze, le réalisateur retrouve Zendaya pour un « petit » film de confinement, où se livre sur un mode feutré la guerre des sexes, des races et des générations. Irritant mais brillant (et inversement).

Par Caroline Veunac

Temps de lecture 5 min

Malcolm & Marie

Bande-Annonce

À quoi ressemble un couple qui se dispute en 2021 ? Sous le regard de Sam Levinson, devenu le héraut de la génération millenial avec la série Euphoria, c’est tout un sous-genre du cinéma, le règlement de compte à domicile, qui se voit mis à jour (pour découvrir les influences du film, c’est ici). Une maison design sur des hauteurs que l’on devine hollywoodiennes ; un réalisateur de retour de l’avant-première de son dernier film, victorieux mais furieux que la presse blanche de gauche, extatique, n’ait cessé de lui parler de sa couleur de peau ; et sa jeune compagne en robe lamée qui fait la gueule… Tout à son ego débordant, Malcolm ne se rend même pas compte qu’il a oublié de citer Marie dans ses remerciements, elle dont le passé de junkie est pourtant le sujet même de l’œuvre dont il revendique si crânement la propriété morale.

Le champ de bataille est posé, et l’on comprend tout de suite que ce sera celui d’une guérilla très contemporaine (quoique plus feutrée que celle des filles armées d’Assassination Nation, le précédent film de Levinson), où se rentrent dedans les hommes et les femmes tendus par la remise en cause de la domination masculine (via le bras de fer d’une muse et de son vaniteux pygmalion), l’identité noire partagée entre l’exigence de reconnaissance et le refus de la stigmatisation, et les égos boursouflés de partout par la surexposition des réseaux sociaux. Tourné pendant le confinement dans une économie de moyens, Malcom & Marie se veut un instantané de l’époque. Alors pourquoi ce noir & blanc soyeux (si ce n’est pour matérialiser dans l’image même les antagonismes que le film gratte comme un vilain bobo) ?

« En prenant les boomers sur leur propre terrain esthétique, le héraut des millenials montre ce que les valeurs qui paraissaient si nouvelles du temps de la révolution sexuelle ont aujourd’hui de dépassé. »

Ce qui passionne en regardant Malcolm & Marie, ce sont moins les tenants et les aboutissants de ces querelles, qui nous captivent et nous épuisent déjà au quotidien dans la vie réelle et digitale, que la manière que choisit Sam Levinson pour les mettre en scène. Le film rompt avec l’exubérance chromatique et formelle d’Euphoria au profit d’une sobriété fléchée « old school », celle d’une certaine veine de la nouvelle vague sixties et seventies qui, de Paris à New York en passant par Rome ou Londres, consistait à faire parler (beaucoup) des jeunes gens modernes dans des appartements. En adoptant jusqu’au pastiche le style de films à la mode d’une autre époque, Sam Levinson opère une sorte de hold-up sur le cinéma de ses parents, et le butin qu’il en retire relève à la fois de l’hommage, de la subversion et d’un piège auquel lui-même se retrouverait pris. À chaque génération, une nouvelle garde de jeunes branchés révolutionne les représentations, avant de se faire révolutionnés à leur tour par les branchés de la génération suivante. En prenant les boomers sur leur propre terrain esthétique, où il fait jouer la partie à deux personnages archétypaux du monde de maintenant, Levinson montre ce que les valeurs qui paraissaient si nouvelles du temps de la révolution sexuelle ont aujourd’hui de dépassé.

Mais qu’il doive en passer par là, plutôt que de poursuivre dans les expérimentations plus disruptives d’Euphoria, montre aussi le complexe tenace des enfants des baby-boomers (et rappelons ici que Sam et le fils d’une pointure d’Hollywood, Barry Levinson), vis-à-vis d’une génération dont l’impact artistique et sociétale a été si puissant, dont les films ont été si constitutifs, tellement adorés, qu’on ne s’en affranchit que pour y revenir, et que les habiter encore et toujours, politiquement et esthétiquement, même en bougeant les meubles et les idées, repousse le moment de les poser une fois pour toutes sur l’étagère du musée et d’enterrer ses parents.

La posture de Sam Levinson est ainsi moins celle d’un défenseur des vingtenaires d’aujourd’hui, personnifiés par la diva d’Insta Zendaya, que celle d’un presque quarantenaire qui s’interroge sur son héritage et contemple les plus jeunes avec un mélange d’admiration et de résistance vis-à-vis de leur intransigeance. Dans le prolongement d’Euphoria, Zendaya joue ici une sorte de Rue huit ans plus tard, sevrée de ses addictions, et confirme sa qualité d’alter-ego du réalisateur, qui s’est lui-même battu contre la toxicomanie. Mais c’est sans doute plus encore dans les contradictions de Malcolm qu’il faut reconnaître Sam Levinson : ce cinéaste à la mode de 36 ans (son âge et celui de son interprète, John David Washington) menacé par le melon, qui s’énerve que des journalistes astigmates lui collent des étiquettes socio (porte-parole des Noirs ou d’une génération) plutôt que de voir ses films, et qui joue les mentors avec une fille de dix ans sa cadette sans voir, dans sa myopie, qu’il risque de la transformer en trophée.

Sam Levinson ne se loupe pas, et son exercice d’auto-critique, qui confine à l’auto-flagellation, rend le film – volontiers frimeur, agaçant – assez antipathique de prime abord. Même quand il rend justice à la place des Afro-américains dans l’histoire du cinéma avec le personnage de Malcolm (y compris par des moyens méta puisque John David Washington est le fils de Denzel, interprète de Malcolm X au cinéma), et cite Do The Right Thing comme la référence ultime des gens de son âge (sachant que Washington fils est aussi l’acteur de BlacKkKlansman, le film qui a remis Spike Lee sur le ring – tout se tient), il se met malgré tout dans une position de white savior (« sauveur blanc ») susceptible de se faire taper sur les doigts. À l’image encore du Malcolm du film, qui se targue d’avoir sauvé Marie des eaux saumâtres de la drogue, sans réaliser que c’est surtout lui qui doit sa réussite au soutien de sa compagne, cette fille superbe mais surtout généreuse et aimante, qui lui prépare des macaronis au fromage malgré sa goujaterie.

Qui a-t-il à sauver quand tout, y compris ce et ceux qu’on idolâtrait, est remis en question ? L’amour et l’honnêteté, répond Malcolm & Marie. Enfermé dans sa maison pleines de références et de citations, où Zendaya semble déguisée en actrices d’une autre ère, où tout le monde se la joue et coupe les cheveux en quatre jusqu’à épuisement, le film tourne en rond, littéralement, comme ses disputes sans fin où l’on fait mine de faire une concession pour mieux repartir à la charge par un autre front. L’expérience est pénible, et c’est la limite de ce film dont les héros poseurs sont moins immédiatement attachants que dans l’extraordinaire Euphoria, où l’émotion est plus terrassante. Ici, elle ne nous saisira vraiment qu’à la dernière image, quand tous les masques superposés seront tombés. C’est le matin, Malcolm et Marie sortent de la maison. Restée à l’intérieur, la caméra la regarde le rejoindre en haut de la colline, dans le jardin. Tout a été dit et redit, y compris le plus blessant. Mais ils sont toujours ensemble, et regardent dans la même direction.

Malcom & Marie est disponible sur Netflix

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