Malcolm & Marie sur Netflix

Malcolm, Marie et le cinéma

Avec Malcom & Marie, Sam Levinson signe un troisième film ardemment cinéphile, qui puise dans les références du passé pour tirer le portrait de l’époque. On décrypte ce jeu de résonances à travers sept films clés.

Par Juliette Cordesse

Temps de lecture 10 min

Malcolm & Marie

Bande-Annonce

Écrit et tourné en express lors du confinement de mars 2020, Malcolm & Marie (pour lire notre critique, c’est ici), la troisième œuvre de Sam Levinson après Another Happy Day (2011), Assassination Nation (2018) et la série Euphoria (2019) repose sur un procédé minimaliste qui se prête aux jeux des références : en racontant la nuit blanche d’un couple en crise (joué par Zendaya et John David Washington), l’auteur-réalisateur y reprend le motif de la dispute conjugale, qui s’origine dans tout un pan du cinéma d’auteur « moderne » des années 60-70. En connaisseur, cumulant les citations de réalisateurs dans les dialogues et la mise en scène, Levinson s’inscrit dans la continuité de ces tropes presque rebattus, qu’il aborde sous un nouvel angle, entre hommage et remise en question.

La Notte (Michelangelo Antonioni, 1961)

Giovanni (Marcello Mastroianni) est un écrivain célèbre, et durant toute la nuit, son talent est vanté lors d’une soirée luxueuse, tandis que sa femme, Lidia (Jeanne Moreau), erre dans la villa et s’ennuie profondément. Cette soirée pourrait être l’avant-première dont reviennent Malcolm, un réalisateur à la mode, et sa petite amie Marie : en rentrant chez eux, la jeune femme explique à son compagnon qu’elle se sentait à part, qu’on la disait réservée. Contrairement à Antonioni, qui insiste sur l’incommunicabilité, Sam Levinson embrasse pleinement le registre dramatique et transforme le couple franco-italien qui ne se parle presque plus en un couple de jeunes californiens qui se parle trop. Plus qu’une mélancolie contemplative, c’est une violence que l’Américain veut faire émerger en révélant peu à peu, alors que les deux amants se disputent, les rapports de force qui se jouent entre eux. Peut-être que les protagonistes d’Antonioni, qui ne sont plus aussi jeunes que ceux de Levinson, ont-ils ont dépassé le stade de la dispute… Malcolm et Marie, eux, doivent encore se prouver qu’ils s’aiment.

Qui a peur de Virginia Woolf (Mike Nichols 1962)

Le film de Sam Levinson commence comme celui de Mike Nichols : des plans en extérieur, dans un noir et blanc très contrasté (qui rappelle celui du chef op Marcell Rèv dans Malcolm & Marie), où l’on voit un couple rentrer de soirée tard dans la nuit. Et dans les deux cas, cette nuit n’est pas près de se terminer. Les quarantenaires dysfonctionnels du film de Mike Nichols (Elizabeth et Richard Burton) se déchirent pour maintenir la fiction du fils qu’ils se sont inventé. Malcolm et Marie se disputent pour solder la fiction fondatrice de leur relation, qui voudrait qu’il soit son sauveur, puisqu’elle était toxico lorsqu’ils se sont rencontrés, alors qu’il s’est aussi servi ce cette expérience pour améliorer son art. Un plan de Zendaya fumant seule qui rappelle Liz Taylor soixante ans plus tôt, des mouvements de caméra similaires pour suivre les corps qui s’agitent à deux… Les deux films se répondent, et avec ses personnages de cinéaste mégalo et de femme addict (chez Nichols, l’homme était écrivain et la femme alcoolique), Levinson questionne à son tour l’emprise intellectuelle des artistes, la manière dont ils recherchent les conflits de manière consciente pour pouvoir créer, et nuance la représentation de la femme en colère ou en détresse, qu’il dépeint sous un jour moins amer et plus lumineux.

John and Mary (Peter Yates, 1969)

John et Mary (Dustin Hoffman et Mia Farrow) ne se connaissent pas, et pourtant ils se réveillent l’un à côté de l’autre. Le film de Peter Yates suit le lendemain d’une nuit où ce duo va apprendre à se connaître, tout en s’imaginant tout et n’importe quoi sur l’autre. Écrit dans des États-Unis pré-Nixon, le film est contemporain de la guerre du Viêt-Nam et d’une société qui change avec l’émergence de plusieurs contre-cultures. Dans ce monde en mutation, John et Mary sont un pré-couple chaotique, formé par avec deux jeunes gens bien de leur époque, qui ne savent pas s’ils peuvent tomber amoureux et qui se font des films. Si les États-Unis d’aujourd’hui sont très différentes de la fin des années 60, les deux couples sont confrontés à des obstacles et à des incertitudes similaires : comment dépasser le schéma de la domination masculine ? En amour, peut-on faire fi du contexte politique et social ? John et Mary prétendent y arriver ; Malcolm et Marie, eux, ne parviennent plus à faire semblant.

Minnie et Moskowitz (John Cassavetes, 1971)

Dans le film de John Cassavetes, Minnie (Gena Rowlands), une femme bourgeoise et dépressive, rencontre Moskowitz (Seymour Cassel), plus jeune, prolétaire, et ils se mettront lentement en couple. De Cassavetes, Sam Levinson reprend les cris, les personnalités abîmées et l’amour du cinéma. Minnie et Moskowitz ont en commun leur amour pour Humphrey Bogart, et Minnie se lamente qu’elle ne trouvera jamais d’homme comme le cinéma lui en montre. Malcolm et Marie, c’est l’inverse. Interprétés par deux acteurs très beaux qui arrivent dans le film en tenue de soirée, ils représentent un couple parfait, celui que Minnie veut créer. Levinson insère ces deux êtres de cinéma dans le quotidien (elle fait des pâtes, se démaquille progressivement, tandis que lui met sa cravate sur son épaule pour manger, etc.), et révèle peu à peu le couple réel, qui ressemble plus, avec ses différences d’âge et de classe, à Minnie et Moskowitz.

All that Jazz de Bob Fosse (1979)

Si All that Jazz n’est pas un huis-clos et ne suit pas un couple précis, on y trouve un portrait de l’artiste égocentrique qui fait écho à celui de Malcolm & Marie. Dans cette comédie musicale, ce n’est plus l’appartement qui est le lieu des disputes mais la salle de danse où Gideon (Roy Scheider), un chorégraphe tyrannique, répète et fait répéter. D’un film à l’autre, ce sont les miroirs qui renvoient les mensonges et les faux semblants. Dans Malcolm & Marie, c’est Malcolm que l’on voit se refléter dans la glace tandis qu’il hurle à Marie qu’elle est folle, comme pour mettre en évidence son égocentrisme, inverser le cliché de l’hystérie féminine, et lui renvoyer le reproche comme un boomerang. Dans All that Jazz, Gideon ne cesse de se regarder dans le miroir, et pourtant il est incapable de voir ses tares. Ces deux personnages vaniteux font passer la création avant tout, le reflet l’emporte sur la vie, la leur mais aussi celle des autres, puisque Malcolm a vampirisé le passé de Marie pour faire son film.

Stardust Memories (Woody Allen, 1980)

Si le noir et blanc de Malcolm & Marie rappelle Manhattan, il évoque aussi Stardust Memories, avec lequel le film de Levinson dialogue encore plus. Woody Allen assume personnellement l’égocentrisme de son personnage, puisqu’il se met en scène lui-même dans la peau d’un réalisateur plus obsédé par sa propre personne que par les femmes qui l’entourent, toujours plus jeunes que lui et qui passent à la fois pour des inspiratrices et pour des empêcheuses de travailler en rond. Sam Levinson, lui, crée un personnage sur lequel il se projette, et qui lui permet aussi de mettre en jeu des problématiques actuelles, comme les rapports hommes/femmes et Noirs/Blancs. À l’inverse de Sandy dans Stardust Memories, qui en a marre de faire des comédies et voudrait se politiser, Malcolm est épuisé d’être sans cesse interpeller sur des questions sociales parce qu’il est noir. Mais en revendiquant le droit de s’affranchir des responsabilités qu’on lui colle sur le dos, il néglige de prendre en compte les autres mécanismes de domination qu’il perpétue, notamment à l’encontre de Marie. Et finalement Sandy et Malcolm se rejoignent dans le cliché de l’artiste qui se croit propriétaire de sa muse.

Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick, 1999)

Au début de Malcom & Marie, on voit Marie remonter sa robe longue pour s’asseoir sur les toilettes. Plus tard, elle revêtira une culotte et un marcel blanc légèrement transparents. En deux plans et un changement de costume, Sam Levinson fait passer dans son film le souvenir de Nicole Kidman dans Eyes Wide Shut, où elle partageait l’affiche avec son mari d’alors, Tom Cruise. Deux amants à la perfection hollywoodienne (le beau gosse musclé, la femme à la beauté longiligne) qui se mettent à mal l’espace d’une nuit parce qu’il faut que la vérité soit dite et les fantasmes explorés, même si ça fait mal, même si le couple pourrait y rester : la mécanique du film de Levinson ressemble fort à celle du film de Kubrick. Eyes Wide Shut montre un homme qui errent jusqu’au petit matin à la recherche d’une réponse à donner au défi lancé par sa femme ; Malcolm & Marie, des gens qui parlent énormément alors qu’un seul et unique mot aurait suffi. Chez Kubrick, ce sera le « fuck » lancé par la femme à son coincé de mari. Chez Levinson, ce sera un « merci », enfin donné par l’homme à la femme qui l’a toujours soutenu. Le cinéma continue, les temps changent.

Malcolm & Marie est disponible sur Netflix

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