Pieces of a Woman sur Netflix

L’image manquante

Avec Pieces of a woman, son huitième long-métrage, le Hongrois Kornél Mundruczó prend les rênes de sa première production américaine et délaisse les festivals pour s’installer sur Netflix. Aux côtés de sa scénariste depuis White God, Kata Wéber, il n’en poursuit pas moins les thèmes d’une œuvre puissante. Analyse d’un film intime et politique, à lire de préférence après visionnage.

Par Juliette Cordesse et Caroline Veunac

Temps de lecture 10 min

Pieces of a Woman

Bande-Annonce

Après Madre de Rodrigo Sorogoyen l’année dernière, Pieces of a Woman brosse le portrait bouleversant d’une femme qui ne peut qu’assister, terriblement impuissante, à l’arrachement de son enfant. Sortie directement sur Netflix, le nouveau film de Kornél Mundruczó s’éloigne de la fantaisie de ses deux précédents – White God, un brulot politique manipulant l’horreur, prix Un Certain regard au Festival de Cannes 2014, et La Lune de Jupiter, qui évoquait l’immigration par le fantastique – pour proposer un drame glacial autour d’un couple frappé par la mort de son nourrisson.

Cet événement atroce est imposé aux yeux du spectateur par un plan séquence inaugural de 23 minutes, celui de l’accouchement à domicile de Martha (Vanessa Kirby, la princesse Margaret de The Crown), entourée de son compagnon Sean (Shia LaBeouf) et d’une sage-femme, Eva (Molly Parker). Un autre point commun avec Madre, qui débutait également par une impressionnante séquence sans coupe (décidément le sport préféré de l’internationale des réalisateurs virtuoses), restituant la temporalité tendue, chargée d’une inquiétude galopante, qui précède le choc de la perte, cette issue que l’on repousse vaillamment jusqu’à ce que son inéluctabilité gagne le bras de fer. Il y a pourtant une différence notable entre les deux films : dans Madre, la mère, au téléphone avec son fils en danger, n’avait que sa voix pour repère, l’angoisse naissant d’être privée de son image ; tandis que dans Pieces of a Woman, la parturiente voit tout ce qui se passe, y compris, brièvement, sa fille dans ses bras, et c’est lorsque la voix du bébé s’éteint que la panique l’emporte. Martha a eu droit à l’image qui manque à Elena dans Madre, au point de la rendre folle.

C’est ainsi qu’un film qui se présente dans les habits du mélodrame se double sous nos yeux d’un autre film, celui de Martha, moins occupée à faire état de sa souffrance qu’à résister aux injonctions de ses proches qui voudraient lui en dicter les modalités, et à tenter, seule, de reconstituer le puzzle de son expérience. Il est utile à ce stade de noter que dès le générique de début, Kornél Mundruczó partage la parentalité du film avec Kata Wéber, sa compagne et scénariste de tous ses films depuis White God. Issu d’une pièce qu’ils avaient créée ensemble, Pieces of a woman porte la trace d’une certaine théâtralité qui sert le mélodrame, notamment lors d’un dîner de famille où les tirades s’enchaînent en plan fixe, chacun y allant de sa version des faits. Mais alors que la mise en scène assumée par Mundruczó n’hésite pas à tirer sur la corde du pathétique, empruntant au Douglas Sirk du Ciel le permet une esthétique hivernale qui transforme Boston en vaste métaphore des cœurs gelés, le scénario de Kata Wéber articule un récit moins démonstratif, une sorte d’enquête interne sur la figure de la Mère et de la Coupable.

« C’est ainsi qu’un film qui se présente dans les habits du mélodrame se double sous nos yeux d’un autre film, celui de Martha. »

La narration est structurée par des dates : associé au motif récurrent d’un pont en construction filmé par Mundruczó, ce procédé, qui codifie les étapes du travail de deuil, a bien les apparences du mélo. Mais ce qui intéresse surtout Kata Wéber, ce sont les béances entre deux jours du calendrier, cet invisible dans lequel il faut chercher le propos féminin et féministe du film. Comme son titre l’annonce, Pieces of a woman n’expose à nos rétines que des fragments de l’après, alors que l’évènement lui-même nous a été montré in extenso. Dans la partie grasse, la plus mélodramatique, Martha est presque mise à la marge par les affects envahissants de Sean, qui se vautre dans les clichés de l’effondrement moral, et les opinions dirigistes de sa mère Elizabeth (Ellen Burstyn, quel casting !), qui veut à tout prix poursuivre Eva en justice pour homicide involontaire. Dans la partie creuse, à l’abri des regards (y compris, en partie, du nôtre), Martha – que la magnifique Vanessa Kirby parvient à rendre à la fois présente et absente – vit sa convalescence solitaire et cherche à percer le mystère.

Que s’est-t-il réellement passé ? Eva la sage-femme, Martha la victime et Sean son partenaire, sont les trois témoins d’une mort inexpliquée, d’un meurtre peut-être, et pourtant toute preuve et tout mobile sont impossibles à déceler. C’est bien cela le problème de ce décès : il est sans coupable. Cette absence est insupportable pour Sean et Elizabeth qui, pour remettre du sens où il n’y en a pas, jettent le doute sur la scène première et s’approprient le vécu de Martha. Ainsi l’Homme et la Mère forment-ils une alliance inattendue (par ailleurs, la matriarche d’extraction bourgeoise et le gendre prolo se détestent cordialement) pour trouver une fautive, en la personne d’Eva, et l’imposer à Martha. Dans le tout premier plan du film, c’est Sean qui apparaît d’abord, admonestant ses collègues sur un chantier : malgré la douceur dont il fera preuve juste après pendant l’accouchement, cette démonstration de virilité resurgit après le drame sous la forme d’un surjeu doloriste, de pulsions autodestructrices qui passent par l’alcool et le sexe, et d’une agression conjugale qui fait voler en éclats l’image initiale d’un couple parfait. Quant à Elizabeth, elle tente d’insérer la scène, à laquelle elle n’a même pas assisté, dans un fatum familial présidé par sa propre naissance, miraculeusement sauvée des ténèbres dans un ghetto d’Europe de l’est.

Dans cette lutte pour remplir l’image manquante, pour combler le vide de sens, le souvenir de la principale intéressée se retrouve ainsi parasité par les interprétations d’acteurs secondaires voire tertiaires dont la mémoire – et c’est le comble – ne peut pas être fiable. Car Elizabeth, atteinte des premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer, se raccroche au passé lointain, le seul que ses connexions nerveuses défaillantes peuvent encore lui permettre de visualiser, extrapolant ses objectifs à partir de récits d’ordre presque mythologique. Et la mémoire de Sean est obscurcie par les addictions dans lesquelles il a replongé tête baissée. Il faudra que cette figure masculine (avec laquelle le film est sans merci) quitte la scène dans un acte de démission pour que Martha puisse commencer à la réinvestir, opposant à la lâcheté de son compagnon le courage de sa vérité, aux yeux du tribunal, des médias excités par cette affaire de main sur le berceau, et de sa mère retrouvée.

Kata Wéber et Kornél Mundruczó donnent ainsi à voir un faux polar (la tension du premier acte et l’ambiance froide évoquant le thriller) et un faux film de procès, pour mieux traquer ce qui ne se voit pas, l’événement et le processus vécus par une femme dans l’intimité de son corps, cet accident insensé, à la fois complètement personnel et presque banal tant il est traversé par des millions de femmes depuis la nuit des temps, douloureux oui, mais pas mortel au sens où voudraient le croire Sean et Elizabeth, avides de contrôler ce qui les effraient. Déjà, dans White God, qui dessinait les contours d’un Jugement dernier canin, le cinéma de Kornél Mundruczó se nourrissait d’imagerie chrétienne. Ici à nouveau, un réseau se tisse à travers les prénoms des personnages, de la sage-femme nommée comme l’Eve du jardin d’Eden et accusée de tous les maux, à Martha, que l’on peut associer à la sœur de Marie, tenue dans la Bible pour une femme d’action allant jusqu’à affronter des dragons ; en passant par Sean, dont le prénom, similaire à l’apôtre Jean du Nouveau Testament, le distingue de la famille juive de sa compagne. En rattachant leurs personnages à ces symboles universels, la scénariste et le réalisateur les inscrivent dans une réalité plus large, celle de l’arrachement des femmes à leur propre histoire depuis le tout premier récit. Lorsque Martha retourne sur son lieu de travail, la mise en scène insiste sur les regards des collègues qui se portent sur elle, où se mélangent la pitié, le voyeurisme et une pointe de suspicion. Cette violence systémique et millénaire à l’encontre des femmes, qui veut que la victime soit toujours soupçonnée d’être un peu la coupable, c’est elle qui menace de les rendre folles.

Mais Martha échappe au gouffre dans lequel sombre Elena dans Madre. Malgré cet imbroglio de voix et de jugements, l’intériorité de la principale concernée finit par prévaloir, à petits pas, baby steps comme disent les Anglo-saxons. Dans une courte séquence, Martha, qui a l’intention de faire pousser des pommes, va s’acheter un ouvrage sur la germination et le libraire, qui ne la connaît pas, lui propose un livre meilleur que celui qu’elle avait choisi dans les rayonnages. En la considérant par le biais de ses envies prospectives plutôt qu’au prisme de son passé récent, ce total inconnu lui offre le regard que les autres lui refusent, un regard qui la laisse exister. Martha est une femme en mouvement, et à mesure qu’elle retrouve son regard subjectif sur les choses, elle recolle les bouts de son corps et de sa mémoire morcelés. Aveuglée par la recherche d’une culpabilité qui n’existe pas, elle en a oublié l’amour qu’elle a porté à sa fille pendant les quelques secondes où elle a pu l’étreindre. Son enquête la mènera aux négatifs des photos prises par Sean pendant l’accouchement, pièces à conviction – les pieces of evidence de Pieces of a Woman  – qui ne montrent qu’elle et sa fille. Alors le film peut s’affranchir du drame déchirant où les torrents de larmes salées se confondent avec la neige, pour retrouver la lumière, celle qui fait pousser les arbres et germer les pommes.

Pieces of a woman, disponible sur Netflix

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