Pascal Mayer, superviseur musical

« Parfois, il faut laisser la musique raconter l’histoire. »

Essentiel à la fabrication des films mais encore mal identifié, le métier de superviseur musical conjugue savoir-faire logistique (la production exécutive des bandes originales, l’acquisition des musiques additionnelles) et fibre artistique (la recherche d’une alchimie entre musique et image). Figure du secteur en France à la tête de sa société Noodles, Pascal Mayer nous en dévoile les arcanes à travers 7 films et séries clés, dont Ovni(s), attendue sur Canal+ le 11 janvier.

Interview : Michaël Patin

Temps de lecture 10 min.

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Jet Set de Fabien Onteniente (2000)

 

On est un peu obligé de commencer par ça : c’est la première entrée de votre fiche imdb, en tant que “music consultant”.

C’était ma vie d’avant, lorsque je travaillais en maison de disques. Les producteurs de Jet Set m’avaient contacté parce qu’ils ne trouvaient pas le bon tube pour le générique. Comme c’est un film très populaire, et comme chez BMG, on avait Lou Bega qui faisait un carton, on a monté une opération. Notamment un voyage au Mexique avec Bruno Solo et José Garcia, qui ont été filmés et intégrés au clip de Lou Bega. Je pourrais l’enlever de ma fiche imdb parce que ce n’est pas représentatif de ce que je fais aujourd’hui. Non pas que j’aie honte du film…

Les B.O. et le cinéma vous intéressaient déjà à cette époque ?

Oui, mais ma principale passion, c’est la musique. C’est quand j’ai quitté les majors que l’idée de créer un lien avec le cinéma a commencé à me trotter dans la tête. Mais ça ne s’est pas fait du jour au lendemain. Pendant quelques années, je me suis occupé du label indépendant The Perfect Kiss, que j’ai cofondé avec mon ami Marc Collin, avec pour vocation d’héberger son projet Nouvelle Vague et de signer d’autres artistes. Par chance,  j’ai eu l’occasion de m’occuper de quelques films, sans démarcher personne, grâce au bouche-à-oreille. Et c’est ce qui m’a permis de monter ma société Noodles en 2009.

Vous avez peu travaillé sur des comédies populaires comme Jet Set. Quel genre de cinéphile êtes-vous ?

Le nom Noodles est une indication : pour moi, s’il ne devait rester qu’un film, ce serait Il était une fois en Amérique de Sergio Leone. Mais je ne me considère pas comme un cinéphile : il y a trop de gens autour de moi qui s’y connaissent mille fois mieux. J’ai un rapport de sensation au cinéma plus que d’analyse ou d’érudition. Avec la musique c’est différent : même si c’est sans fin, j’ai toujours envie d’en savoir plus. Et justement, dans le métier de supervision musicale, il faut fouiller en permanence dans plein de genres et d’époques différents. C’est ce qui me plaît.

En mai, fais ce qu’il te plaît de Christian Carion (2015)

Noodles qui travaille avec Ennio Morricone sur une bande originale, c’est forcément un accomplissement.

Je voue un culte infini à Morricone. Ce sont à la fois des souvenirs de jeunesse – Il était une fois dans l’ouest, Il était une fois la révolution, Mon Nom est personne – et la découverte, plus tard, de l’étendue hallucinante de son œuvre, dans laquelle j’ai plongé avec un appétit de geek. Je me suis toujours dit qu’il faudrait que cette rencontre arrive, sans oser y croire pour autant.

Comment l’avez-vous convaincu ?

L’histoire a commencé avant ce film, lorsque Valérie Donzelli préparait Marguerite et Julien, notre troisième collaboration. C’est elle qui a osé lâcher le nom de Morricone. À ce moment-là, j’avais un point d’entrée, connaissant son fils Giovanni qui vivait à New York. Donc je lui envoie la première version du scénario de Valérie, et immédiatement, Ennio accepte ! Sauf que quelques jours plus tard, il change d’avis sous prétexte qu’il avait déjà composé une BO pour un film traitant du même sujet – Dommage qu’elle soit une putain, en 1971. Autant dire que je suis tombé de haut. Quelques mois plus tard, j’arrive sur le film de Carion, qui est en plein montage et ne sait plus trop quoi faire avec la musique. Comme ça se passe en mai 1940, l’un des plus grands exodes en Europe, avec des millions de personnes sur les routes, je me dis que ça peut coller avec Morricone… et j’apprends que Carion a déjà commencé à monter sur des musiques de son répertoire ! Donc j’ai recontacté Giovanni, on a pris rendez-vous avec Ennio pour lui présenter le film, et trois mois après, on enregistrait la musique à Rome.

Comment s’est passé l’enregistrement ?

Honnêtement, tout était magique. La seule difficulté à prendre en compte, c’est que Morricone ne fait pas de maquette. Il opère toujours comme on le faisait dans les années 60 ou 70. Donc pour moi, le seul moyen d’éviter les mauvaises surprises, c’était d’établir une vraie relation de travail. Nous sommes donc allés trois fois chez lui, d’abord pour lui parler des intentions du film, puis pour passer en revue chaque scène avec son chronomètre. Ennio nous a fait des pâtes pour qu’on évite de perdre du temps au restaurant. La légende qui dit que c’est un bourreau de travail est vraie.

Nocturama de Bertrand Bonello (2016)

 

En plus d’être cinéaste, Bertrand Bonello est musicien et compositeur. Qu’est-ce que vous pouvez lui apporter ?

Pour la bande originale, rien, il se débrouille très bien tout seul. Par contre, on a réussi à installer un vrai dialogue sur la musique additionnelle : il était très ouvert et nous encourageait dans nos recherches. J’ai bien aimé travailler avec lui. Plus tard, des producteurs lui ont proposé de synchroniser une de ses musiques dans une série américaine, et il m’a appelé pour que je lui donne des conseils… Je me dis que la confiance s’est installée. Il fait partie des réalisateurs, comme Gaspar Noé ou Fabrice Gobert, qui ont un rapport très fort à la musique. Et ça ne veut pas dire qu’ils verrouillent tout, juste que leur niveau d’exigence est très haut.

Paradoxalement, Nocturama est un film très silencieux. La place du silence fait aussi partie de vos réflexions ?

Bien sûr. Il nous arrive très souvent de dire : “Là, il ne faut pas de musique’. Notre job n’est pas d’en caser le plus possible. De manière générale, en France, on a une culture de l’épure, contrairement au cinéma américain où on traite souvent les films comme des jukeboxes. Ce qui a tendance à tout niveler vers le bas. Chez Noodles, on part aussi du principe que l’image ne doit pas toujours prendre le pas sur la musique. Certains morceaux ont besoin de vivre, de s’installer, plutôt que d’être coupés n’importe comment pour coller à l’image. C’est une des leçons de Sergio Leone : parfois, il faut laisser la musique raconter l’histoire.

Climax de Gaspar Noé (2018)

Ce n’est pas votre première collaboration avec Gaspar Noé, mais c’est celle où la musique est la plus essentielle.

On ne pourra pas faire mieux. Jamais. Parce qu’il y a de la musique de bout en bout. C’est-à-dire, d’après ce que m’a dit Gaspar, 94 minutes de musique sur 95 minutes du film. Et puis il s’en sert de manière fantastique. Prenez l’ouverture du film, par exemple. À l’origine, Gaspar souhaitait qu’il débute et se termine sur la version instrumentale de Angie des Rolling Stones. Mais pendant longtemps, on n’était pas sûr d’avoir les moyens. Et je me souvenais qu’il m’avait parlé de son obsession pour les Gymnopédies d’Erik Satie. Je savais aussi qu’il avait essayé de monter sur des musiques de Gary Numan, sans succès. Et puis d’un coup, j’ai repensé à une face B de Gary Numan reprenant une Gymnopédie… Quand je lui ai amenée en salle de montage, il était fou ! Et forcément, le morceau a trouvé sa place. Si bien que quand on a enfin eu les droits de Angie, les Stones ne pouvaient plus détrôner Numan. On a gardé Angie pour la fin.

Le grand défi du film tient à l’utilisation de musique diégétique : c’est le DJ, joué par Kiddy Smile, qui passe les morceaux en direct pour les danseurs.

Ça représente en effet une grosse organisation. Pour tout ce qui est chorégraphié, on a clearé les droits des morceaux avant le tournage. Parce qu’une fois que la scène est tournée, on ne peut plus les changer. Il faut aussi bien faire comprendre aux producteurs que la musique ne fait pas partie de la post-prod, comme c’est le cas souvent dans le cinéma français.

Adieu les cons d’Albert Dupontel (2020)

 

Albert Dupontel travaille toujours avec le même compositeur, Christophe Julien. Comment avez-vous trouvé votre place dans l’équation ?

Sur la musique originale, on s’est chargé de la production exécutive – c’est-à-dire la logistique, la location du studio, la sélection et la gestion de l’orchestre, etc. Ce qui n’était pas rien parce qu’on a commencé une semaine après le début du confinement. Il a fallu trouver une configuration spéciale, faire jouer un seul musicien par pupitre au lieu de deux, avec des masques… Mais tout le côté artistique, ça reste Albert, son monteur et Christophe. Après, nous, on a eu un énorme travail sur la synchro, parce que dans les films d’Albert, il y en a partout. Des morceaux qu’on entend – comme Mala Vida de la Mano Negra – mais aussi beaucoup qui ressemblent à de la musique originale mais qui n’en sont pas.

C’est son autre particularité : reprendre des musiques issues de bandes originales d’autres films. On peut dire qu’il a un rapport cinéphile à la synchro.

Complètement. En fait, Albert, quand il monte, il a besoin sans cesse de tester des choses. Et il ne peut pas demander au compositeur de lui livrer des nouvelles musiques en permanence – ça n’irait pas assez vite et ça serait contre-productif. Comme Christophe Pinel, son monteur, adore les bandes originales, ils en utilisent souvent pour leurs essais, et certaines finissent par rester. C’est comme ça qu’on se retrouve avec du Alexandre Desplat ou du Marco Beltrami dans le film. Ensuite c’est à nous de résoudre les casse-têtes d’acquisition des droits. C’est à la fois un travail de détective privé, pour retrouver la piste des ayants-droits, et un travail juridique assez conséquent.

Aline de Valérie Lemercier (2021)

 

En parlant de droits, j’imagine que ça doit être complexe sur un film comme Aline, qui s’articule autour de la musique d’une immense star, Céline Dion… sans la nommer.

Ce n’est pas un vrai biopic, mais c’est un vrai film musical, et ça, on le savait depuis le début. Aline, ce sont deux années de travail. Et ça commence huit mois avant le tournage. La première étape, fondamentale, était de sécuriser le droit d’utiliser son répertoire. Ensuite, techniquement, on aurait pu utiliser les masters originaux, mais ça n’aurait pas suffi : les scènes où elle a cinq ans, où elle pleure la mort de son père sur scène, ça n’existe pas sur disques. On a donc pris le parti de tout réenregistrer, ce qui permettait d’entendre la voix du personnage au lieu de plaquer celle de la vraie Céline Dion sur les images. D’ailleurs, quand on était en studio, Valérie a dirigé la chanteuse Victoria Sio, qui interprète les chansons, comme s’il s’agissait d’une actrice.

Vous n’avez eu aucune difficulté à obtenir l’autorisation de Céline Dion ? Son management est réputé pour exercer un contrôle très strict.

Il n’y a pas de problème pour tout ce qui est réenregistré. Quant aux synchros, Céline Dion n’est pas l’auteure de ses chansons – elle est co-éditrice d’une ou deux d’entre elles et nous a donné facilement son accord. D’ailleurs, elle a gardé une attitude très ouverte : elle n’a jamais demandé à lire le scénario et a même refusé de voir le film avant qu’il ne soit terminé. Il y a juste eu une interview dans Le Parisien où elle disait être surprise par le titre – elle ne savait pas que ça ne serait pas son nom. Finalement, elle a bien fait de ne pas s’en mêler car Aline n’est pas une satire. Au contraire, c’est une vraie déclaration d’amour.

OVNI(S) de Clémence Dargent et Martin Douaire, réalisée par Anthony Cordier (2021)

 

Vous avez déjà participé à plusieurs séries (Mafiosa, Marseille, Mytho, Vampires, The Spy), et ça s’accélère avec Lupin et OVNI(s) cette année. En quoi est-ce différent de votre travail au cinéma ?

Les séries sont un terrain de jeu très intéressant, parce qu’il y en a de plus en plus et que ce sont des productions importantes, qui font souvent très attention à la musique. Mais ça ne change pas fondamentalement notre manière de procéder. La principale différence, c’est le volume, qui nécessite de mettre à disposition aux réalisateurs de grosses boîtes à outils. Sur la saison 2 de Mytho qu’on vient de finir, par exemple, en plus de la musique originale de JB Dunckel, il y a 70 morceaux de synchro, c’est énorme. Idem pour OVNI(s), pour laquelle on a placé une cinquantaine de titres sur 12 épisodes.

Dans OVNI(s), la musique sert de marqueur d’une époque et d’un univers précis : on est à la fin des années 70, dans un cadre de science-fiction…

Que ce soit pour les séries ou le cinéma, je préfère chercher avec des contraintes, c’est stimulant. Le générique d’OVNI(s) est assez représentatif du projet. Il s’agit du remix par Above & Beyond de Zéro Gravity de Jean-Michel Jarre et Tangerine Dream, qui donne le ton rétro-futuriste de la série : un morceau d’époque, mais adapté pour l’auditeur d’aujourd’hui. On s’est aussi régalé à trouver des perles dans cette période très féconde, et les réalisateurs ont pioché dedans avec gourmandise. On y trouve notamment un titre composé par François de Roubaix pour l’indicatif de Télé Zaïre, des vieux génériques d’émissions radio seventies ou de Michel Colombier pour Antenne 2, des titres de Bernard Estardy ou encore le thème de Coup de tête signé Pierre Bachelet, qui est une madeleine de Proust pour pas mal de gens. Des curiosités qu’on avait mis de côté depuis longtemps d’ailleurs, mais qui ne sont pas évidentes à placer et qui ont enfin trouvé le bon contexte. Le thème des ovnis a inspiré beaucoup d’artistes et c’était gratifiant de voir que notre travail de veille a fini par payer. Un bon superviseur musical, c’est quelqu’un qui garde l’oreille ouverte… y compris en dehors des heures de bureau.

Ovni(s), à partir du 11 janvier sur Canal+

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