Documentaire musical

La Fièvre dans le son

Construit sur le modèle tant rebattu du portrait de groupe culte, dispersé et hagiographique, The Bee Gees: How Can You Mend a Broken Heart se démarque en s’attaquant au cœur du sujet : la fabrication de ces pop songs qui traversent le temps, l’instant de grâce éphémère sur lequel s’érigent les mythes.

Par Michael Patin

Temps de lecture 5 min

The Bee Gees: How Can You Mend a Broken Heart

Bande-Annonce

« Le regard singulier que les documentaristes portent sur le monde a peu à peu disparu des écrans de télévision au profit de programmes à caractère journalistique. Si bien que ce que l’on appelle aujourd’hui « documentaire » à la télévision s’est progressivement écarté de toute filiation avec le cinéma. » Publiée dans Libération le 9 mars dernier, la tribune « Réconcilions la télévision et le documentaire », adressée par près de 500 professionnels aux chaînes françaises, pose un constat que nous partageons largement chez Somewhere\Else. Nous qui aimons le documentaire et souhaitons lui donner une place de choix dans nos articles, butons souvent sur ces « contenus formatés au commentaire explicatif » qui réduisent « notre perception sensible du monde à des « sujets ». Et ce nivellement des formes, cette perte de cinéma, ne concerne pas que la production française, pas plus qu’elle n’épargne les salles obscures – quand celles-ci sont ouvertes – en dépit de la sélection brutale qui s’y opère. Pour un Adolescentes, un Honeyland ou un Kongo, combien de reportages déguisés, de biographies linéaires, de thèses militantes, que l’on qualifiera d’ « éclairants », voire de « nécessaires » (ça ne mange pas de pain), pour éviter d’avoir à parler de mise en scène, de photographie, de montage, de point de vue ?

À ce titre, le documentaire musical souffre ces dernières années, peut-être plus que tout autre, d’uniformisation. Quand il n’est pas réduit à une notice Wikipédia illustrée par des fans consciencieux (Amy, Whitney, Marley, Daft Punk Unchained), ce sont les stars elles-mêmes qui sont aux manettes, profitant du supposé « recul documentaire » pour parfaire leur storytelling (de Justin Bieber à Beyoncé). A priori, The Bee Gees : How Can You Mend a Broken Heart ne brise pas le carcan : c’est d’abord un film de producteur (Frank Marshall, qui réalise), dont l’objectif avoué est de redorer la mythologie du groupe, et d’actualiser sa pertinence. Bénéficiant de la puissance de feu de HBO (archives et témoignages primeurs), il déroule tambour battant la chronologie d’une carrière débutée en 1958, faite d’ascensions et de descentes brutales (un atout narratif imparable), avec l’appétit de tout dire, de tout englober : l’amour-haine entre les trois frères Gibb, la personnalité de chacun, l’importance de la géographie, les règles du music business, les avantages et ravages du succès, l’évolution de la culture disco, le rapport des Bee Gees à celle-ci, leurs influences, leur héritage… En journalisme, on appelle ça un problème d’angle ; dans un docu musical, c’est devenu la règle : soigner le complétiste à coups d’images rares tout en intéressant le novice qui ne connaît que la BO de La Fièvre du samedi soir.

Et pourtant, une direction se dessine peu à peu entre deux passages obligés, et nous donne une idée de ce que How Can You Mend a Broken Heart aurait pu être s’il s’était passé de ses astuces de production – notamment le recours aux fans-stars, de Noel Gallagher (qui sait combien il est difficile de tenir un groupe entre frangins) à Justin Timberlake (qui ne sert à rien). Cette approche, plutôt rare, est celle qui s’intéresse à la musique pour ce qu’elle est : des suites de notes, des agencements de sons et de voix qui, avant d’être gravés dans la cire, ont éclos dans l’imagination de Barry, Robin et Maurice Gibb. Mises bout à bout, les séquences où l’on entend le groupe travailler en studio et parler des ficelles du métier (notamment ces harmonies vocales qui sont leur marque de fabrique) constituent un précieux document sur l’essence du songwriting. Du Swinging London des sixties où les Gibb, dans l’ébullition de leur jeunesse, multiplient les hits spontanés, à la période californienne des seventies, lorsque Barry pose son falsetto sur Nights on Broadway ou que le producteur Albhy Galuten découvre le pouvoir du sampling sur Stayin’ Alive, on touche du doigt cette zone mystérieuse dans laquelle les chansons prennent vie, cet éclat éphémère qui décide de leur postérité. Rien que pour ça, The Bee Gees: How Can You Mend a Broken Heart s’élève au-dessus de la masse de portraits policés qui sont devenus la norme et la limite du genre.

The Bee Gees: How Can You Mend a Broken Heart (disponible en DVD et Blu-Ray)

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