QUATRE MARIAGES ET UN ENTERREMENT & HIGH FIDELITY

Quand les séries rafraîchissent la comédie romantique

En adaptant sous forme épisodique deux comédies romantiques culte, les séries Quatre mariages et un enterrement et High Fidelity réinventent le genre à l’ère de la fluidité sexuelle et de l’exigence de diversité. Sans y sacrifier une once de romantisme. Analyse.

Par Caroline Veunac

Temps de lecture 10 min.

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Quatre mariages et un enterrement sur Salto. Le film des nineties, réalisé par Mike Newell ? Non, la série de 2019 signée Mindy Kaling. En programmant le reboot sériel d’une des comédies romantiques les plus cultes des trente dernières années, qu’on se souvient avoir vue pour la première fois à 17 ans, un soir d’avril 1994, avec notre mère et ses copines (l’effet Hugh Grant avait été transgénérationnel), la nouvelle plateforme pilotée par France Télévisions, TF1 et M6 a provoqué un déclic dans notre cerveau d’obsessionnelle de la pop culture surchauffé par le confinement. Mais au fait, une comédie romantique, ça fonctionne mieux sous forme de film ou de série ? En d’autres termes, une love story est-elle mieux racontée en deux heures ou en dix épisodes ?

Nous voilà donc parti pour binge-watcher ce Four Weddings and a Funeral sériel, puis, conscience professionnelle oblige, une autre série récente, High Fidelity, qui décline elle aussi sous forme épisodique un classique de la rom-com (cru 2000). S’il nous a fourni des éléments pour répondre à notre question initiale (on y reviendra), ce marathon – uniquement guidé, ça va de soi, par un infatigable sens du devoir – a surtout accouché d’une question qu’on n’avait pas vu venir : comment les séries de millenials réveillent-elles, au sens woke du terme, les comédies romantiques de la génération X-Y ?

En la matière, Quatre mariages et un enterrement et High Fidelity ne prennent pas de gant : les deux séries remplacent tout bonnement les protagonistes hommes et blancs des films dont elles sont adaptées par des protagonistes femmes et noires. Dans la première, Charles, l’Anglais au charme maladroit campé par un Hugh Grant bégayant, cède ainsi la place à Maya, une Anglo-américaine jouée par la tout aussi craquante (quoique légèrement moins goofy) Nathalie Emmanuel. Dans la seconde, le personnage principal s’appelle toujours Rob, mais c’est Zoë Kravitz qui reprend le rôle de gardienne du temple rock et d’incarnation du cool tenu par John Cusack au tournant des années 2000.

La féminisation des œuvres emblématiques de la culture populaire a le vent en poupe post-Me Too, avec plus ou moins de bonheur, selon le degré d’opportunisme, la nécessité intrinsèque et la qualité d’exécution du procédé. On est en droit de penser qu’au lieu de remplacer les héros par des héroïnes dans une litanie de remakes, on ferait mieux d’inventer de nouvelles histoires portées par des personnages féminins. Mais en l’occurrence, les deux séries dont on parle montrent, chacune à sa manière, ce que ce renversement peut avoir de fertile, ludique et jouissif, pour peu qu’il ne s’arrête pas à un mécanique changement d’état civil.

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« Dans ses bagages, Maya ramène des valeurs d’inclusivité et de progressisme social »

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Ainsi, dans Quatre mariages et un enterrement, Mindy Kaling et son binôme Matt Warburton (déjà à la manœuvre sur The Mindy Project) s’amusent comme des petits fous à redistribuer les enjeux du film original. D’ailleurs, c’est en voyant la série qu’on se souvient que le film, en son temps, opérait déjà un inversement des rôles traditionnels de la comédie romantique : Hugh Grant, en garçon timide et fleur bleue, y endossait des qualités historiquement considérées comme « féminines », face au personnage de Don Juan carnassière et goujate campé par Andie McDowell. L’un était Anglais, l’autre Américaine, et l’on était tenté d’y voir une métaphore à l’eau de rose de l’alliance quelque peu inégale entre une puissance américaine prédatrice et son petit flirt britannique (motif qui sera déplacé sur le terrain de l’impérialisme culturel dans le film suivant du scénariste Richard Curtis, Coup de foudre à Notting Hill, où Hugh Grant joue cette fois un modeste libraire de quartier, subjugué par une star de cinéma hollywoodienne personnifiée par Julia Roberts).

Conscients du sous-texte de leur modèle, les deux créateur.rices de la série exploitent elleux aussi l’idée des relations transatlantiques, mais sous un jour nouveau. La love story centrale, celle de Maya, Londonienne partie travailler dans la politique à New York qui revient aux pays, et Kash, Anglais d’origine pakistanaise qui travaille dans la banque pour faire plaisir à son père, illustre un idéal de diversité sublimé par les canons de la fiction feel good (ielles sont tous les deux très très agréables à regarder – et fort bien habillé.es). Mais la série va au-delà de l’incarnation physique : dans ses bagages, Maya ramène des valeurs d’inclusivité et de progressisme social qu’elle s’efforce d’imposer dans une société britannique encore figée dans son establishment. Dans le film Quatre mariages et un enterrement, la rencontre amoureuse poussait Charles, l’éternel adolescent, à rentrer dans le rang pour les beaux yeux de sa richissime dulcinée. Ici, c’est tout l’inverse : au contact de Maya, Kash réalise que poursuivre sa vocation théâtrale dans un petit théâtre le rendra plus heureux que de vendre des stock-options.

D’Amérique, ce n’est plus l’ultra-libéralisme productiviste qui débarque sur le vieux continent, mais un cosmopolitisme aussi conscientisé que festif, illustré par la bande de potes anglo-américaine de Maya et Kash, où l’on ne sait plus vraiment qui vient d’où. Et lorsque la jeune femme, devenue l’assistante d’un parlementaire homosexuel et conservateur, le convainc de voter contre un texte sur l’expulsion des migrants, le principe émancipateur de la rom-com s’étend aux relations sociales dans leur ensemble. Sans quitter le plaisir immédiat d’un divertissement grand public, dont elle assume tous les codes, Quatre mariages et un enterrement a l’ambition d’y intégrer de nouveaux récits collectifs. Et si elle rénove du sol au plafond le film dont elle s’inspire, c’est aussi en lui rendant un vibrant hommage, à travers une multiplicité de clins d’œil. Reprise des procédés narratifs, remise en scène de séquences emblématiques, caméos d’acteurs historiques, citations musicales, et même références à d’autres comédies romantiques culte comme Say Anything ou Love Actually… C’est précisément parce qu’elle déborde d’amour pour le genre qu’elle revisite que la série semble aussi légitime à le dépoussiérer.

High Fidelity

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Ce mélange de fétichisme pour les œuvres du passé et de volonté de les secouer de l’intérieur, on le retrouve au carré dans High Fidelity. Au carré parce que le roman original de Nick Hornby, paru en 1995, cinq ans avant son adaptation par Stephen Frears, encapsulait déjà la fascination des jeunes d’alors pour la culture rock des décennies précédentes, matérialisée par le décor dans lequel se déroulait l’histoire : un magasin de vinyles, îlot de résistance face à la généralisation du CD, où le héros lose, joué par John Cusack dans le film, passait ses journées à livrer des battles de tops 5 avec ses deux employés – celui de ses pires ruptures amoureuses faisant office de fil rouge à la rom-com, entre les meilleurs disques à emmener sur une île déserte et les plus grands crimes musicaux de Stevie Wonder.

La version série sortie en 2019, cocréée par Sarah Kucserka et Veronica West, déplace le magasin de vinyles, les tops 5 pop culturels et le questionnement amoureux dans le Brooklyn d’aujourd’hui. Et c’est donc une double nostalgie qui s’opère : celle de notre époque toute entière pour les films d’il y a vingt ans, que l’on cite à notre tour dans nos propres best of, devenus un sport très couru sur les réseaux sociaux, et celle d’une nouvelle garde d’obsessionnels de la culture rock pour la musique que vénérait déjà la génération d’avant, illustrée notamment par le retour en force du vinyle. Ce que Virginie Despentes décrit avec moins d’optimisme dans Vernon Subutex, la victoire du digital et la mainstreamisation de la contre-culture, High Fidelity nouvelle mouture choisit d’en considérer plus positivement les réseaux de résistance, en mettant l’accent sur la persistance des émotions analogiques dans le monde du tout numérique. Rob renouera-t-elle avec son ex, Mac, l’âme sœur avec laquelle elle n’a su s’engager corps et âme ? Ou se laissera-t-elle dépayser par Clyde, ce gentil garçon propre sur lui qui ne lui ressemble pas ? Comme le film avant elle, la série est un récit du passage difficile à la maturité, de l’apprentissage de l’altérité, de l’insécurité affective des ultra-sensibles, protégés derrière le bouclier de leurs marottes culturelles… toutes ces choses humaines qui ne changent jamais vraiment. Par son universalité, l’argument de comédie romantique cimente le lien entre générations. C’est Nick Hornby lui-même qui le dit dans Rolling Stone : « La série High Fidelity traite du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Les playlists sont faites numériquement, mais les cœurs brisés par les handicapé.es de l’amour sont toujours laborieusement et douloureusement analogiques. »

Même si elle est parcourue par le même spleen que le film, la série élargit le cercle de ceux qui le partagent. « Est-ce qu’on est triste parce qu’on écoute de la pop music, ou est-ce qu’on écoute de la pop music parce qu’on est triste ? » : il y a vingt-cinq ans, ceux qui se posaient cette question sous la plume de Nick Hornby étaient exclusivement des hommes blancs hétéros, membres d’une petite communauté d’anciens nerds atteints de collectionnite aiguë. Les vinyles que le personnage de John Cusack transmet à travers l’espace et le temps à celui de Zoë Kravitz sont autant d’objets transitionnels par lesquels les femmes et les minorités revendiquent un droit sur une culture dont ielles ont souvent été tenu.es à l’écart.

Et si la série, comme Quatre mariages et un enterrement, multiplie les clins d’œil affectueux au livre et au film dont elle est issue, c’est pour mieux aller plus loin, dans un va-et vient permanent entre onanisme rétro-cool et esprit critique. Le choix de Zoë Kravitz pour incarner Rob est un commentaire en soi. Dans le film, c’est sa mère, Lisa Bonet, qui jouait la chanteuse sexy avec laquelle John Cusack passait la nuit. Dans la série, forte de son indéniable pedigree rock, la fille de Lenny Kravitz passe du côté des experts, des passeurs érudits, qui s’adresse directement à nous en brisant le quatrième mur pour disserter sur Bowie ou la Motown, ce qui n’est pas si courant, en termes de représentation, pour une femme.

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« La série est parcourue par le même spleen que le film »

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Ce qui n’est pas si courant non plus, c’est de voir une femme mise en scène avec les attributs d’une slacker un peu lose, un peu geek, nonchalante, adepte de bonne weed et de whisky bon marché, qui passe ses soirées avachie à écouter sa musique, étrangère aux maniaqueries domestiques qui caractérisent tant de personnages féminins, égale en tout à l’anti-héros du film, une fluidité sexuelle très 2020 en plus. Les yeux mi-clos de Zoë Kravitz illustrent à merveille ce droit pour une femme de faire partie d’une culture dont la performance est exclue, et dans laquelle le perfectionnisme s’applique aux passions qu’on nourrit intérieurement, plutôt qu’à la définition de sa propre personne au regard du monde extérieur. Bien sûr il faudra, plutôt que de féminiser des classiques à la chaîne, se mettre à imaginer de nouveaux récits féminins. Mais passer par cette case-là n’est pas superflu. Pour qui fut une jeune femme passionnée de pop culture dans les années 90-2000, voir une autre fille traverser le miroir pour devenir l’héroïne d’histoires qu’on a adoré sans pouvoir s’y reconnaître entièrement inspire une émotion qui ressemble beaucoup à de la gratitude.

Cette gratitude, les femmes ne seront pas les seules à la ressentir devant High Fidelity. Rob partage en effet ses journées avec son ex gay, avec lequel elle forme une sorte de couple non-conventionnel, et son employée Cherise, qui transforme le personnage d’affreux trublion interprété par Jack Black dans le film en femme noire tout aussi exubérante. Et non, ce n’est pas too much. Grâce à ces deux side-kicks attachants, la série, de manière très volontariste, ouvre grand la porte à tout le monde, redonnant notamment aux Afro-américains leur place d’honneur dans la généalogie du rock, tout en évitant les clichés sur les cultures blanches et noires. À la fin d’High Fidelity le film, le personnage (blanc) de Jack Black, qui avait passé deux heures à parler de ses projets musicaux sans jamais passer à l’acte, se lançait dans un set renversant avec une voix digne d’un bluesman noir. Vingt ans plus tard, suivant la même trajectoire, c’est un autre rêve que réalise Cherice en héritant d’une guitare électrique, cet artefact devenu, malgré Jimi Hendrix, un attribut du rock blanc.

Dans son joyeux syncrétisme, High Fidelity n’oublie pas de sauver le jeune mec blanc hétéro duquel elle exige de partager ses jouets, et même de questionner la différence entre les actes d’un artiste et la légitimité de son art. Faut-il continuer à vendre les disques de Michael Jackson ? Faut-il confisquer sa précieuse collection de disques à un gros macho dégueulasse par ailleurs fou de musique pour satisfaire la vengeance de sa femme trompée ? À plusieurs reprises, la série questionne frontalement la cancel culture et ses réponses sont toujours nuancées, tournées vers une forme d’universalisme qui reconnaît pleinement l’affirmation des communautés et les vicissitudes des individus qui la composent. « High Fidelity n’est pas seulement à propos de vous, c’est aussi à propos des gens qui ne sont pas comme vous », résume Nick Hornby dans Rolling Stone.

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Alors au fait, les comédies romantiques fonctionnent-elles mieux sous forme de film ou de série ? La réponse que nous donnent les exemples de Quatre mariages et un enterrement et High Fidelity, c’est qu’en démultipliant le temps et les déclinaisons de la rencontre amoureuse, en développant des personnages secondaires porteurs d’autres expériences de l’amour, en illustrant d’autres facettes de notre épanouissement personnel qui décentrent l’injonction amoureuse, bref en donnant à l’amour plus de contraste et de couleurs, la forme épisodique permet au genre de rafraîchir ses codes au contact des évolutions de la société. Si ça vous paraît un peu chiant sur le papier, détrompez-vous, c’est terriblement romantique. Et on parie que c’est aussi faisable en 1h45.

Quatre Mariages et un enterrement, disponible sur Salto
High Fidelity, disponible sur Starzplay

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