It’s a sin sur Canal+

L’amitié au temps du Sida

Deux ans après la grandiose Years and Years, Russell T. Davies retape fort avec It’s a sin. À partir de ses souvenirs personnels, l’auteur gallois revient sur l’arrivée du Sida en Angleterre dans les années 80, et rend hommage aux amis perdus avec ce qu’il faut d’humour et d’humanité.

Par Perrine Quennesson

Temps de lecture 5 min

It’s a sin

Bande-Annonce

En 1999, Russell T. Davies fait souffler un grand vent de liberté et de « gay-té » sur la télé britannique avec Queer as Folk, qui suit le quotidien d’un trio d’amis homosexuels à Manchester. Un coup d’éclat majeur, qui ouvre la porte du petit écran aux séries LGBTQ, des deux côtés de l’Atlantique : immédiatement adaptée aux États-Unis, Queer as Folk sera suivie par The L Word en 2004, sur la scène lesbienne de Los Angeles, puis par beaucoup d’autres, de Looking (2014) à Pose (2018), en passant par les œuvres suivantes de Russell T. Davies lui-même, comme Cucumber (2015) et Banana (2016), drôles et touchantes variations sur l’homosexualité chez les jeunes et les moins jeunes. Avec It’s a sin, ce fleuron de la télé britannique (il a également officié sur Torchwood et Doctor Who) s’attaque pour la première fois à la facette la plus sombre de l’histoire de sa communauté : l’arrivée du Sida dans les années 80. D’autres séries ont déjà témoigné de cette décennie noire, que ce soit dans un registre allégorique (Angels in America, en 2003) ou historique (When We Rise, en 2017). Pour Russell T. Davies, il a fallu du temps : s’il affirme que la maladie était déjà présente en creux dans Queer as Folk, celui qui avait vingt ans dans le Londres des eighties, frappé de plein fouet par la virus, aura mis plus de deux décennies pour réussir à aborder le sujet frontalement.

It’s a sin nous plonge dans la vie de quatre potes gays de 1981 à 1991. Aux prémices de l’âge adulte, Ritchie, Ash, Roscoe et Colin, ainsi que leur amie Jill, débarquent à Londres pour faire leurs études ou pour fuir une famille intolérante. À leurs yeux, la capitale anglaise est une promesse de liberté, d’insouciance… la ville de tous les possibles. Sauf que petit à petit, un mal encore peu identifié apparaît. Et décime, tel le croquemitaine dans un slasher, notre bande et ses proches. Russell T. Davies s’attache à raconter cette terrible progression, ses conséquences sur les corps, et aussi sur les âmes. Mais contrairement à des œuvres majeures sur le sujet comme le téléfilm The Normal Heart, réalisé par Ryan Murphy pour HBO, ou, en France, le film de Robin Campillo 120 battements par minute, It’s a sin ne choisit pas l’angle du militantisme. La série se place plutôt du côté de la majorité silencieuse, celle qui, au sein même de la communauté homosexuelle, détournait un peu les yeux. Celle qui a longtemps fait comme si elle n’était pas concernée par cette affaire de VIH. Celle dont Russell T. Davies faisait partie.

       » It’s a sin est avant tout une série de la mémoire personnelle : celle de Russell T. Davies « 

Ce regard neuf, qui se place à hauteur de personnages sans jamais les juger, permet à l’auteur d’aborder deux maux corollaires à la maladie, les véritables péchés du titre : le conspirationnisme d’une partie de la population, et le déni coupable de l’État. It’s a sin raconte ainsi le fléau du mensonge, qui faisait du Sida tantôt un virus créé de toute pièce par un laboratoire pour s’en prendre à la communauté gay, tantôt une punition divine, voire même une attaque bactériologique russe, quand il n’était pas purement et simplement passé sous silence, empêchant une bonne partie de la population de le prendre au sérieux. Comme quoi, la crise de la Covid-19 et les intox d’Internet n’ont rien inventé… Mais la comparaison s’arrête là. Car là où la crise sanitaire actuelle bénéficie d’un retentissement mondial, le VIH, lui a vu s’ajouter la déconsidération à la désinformation. Un manque d’égard provoqué par la honte d’une société et d’une classe politique anglaises encore très traditionalistes, qui ont refusé de nommer les choses, préférant qualifier le Sida de « cancer gay ». En se détournant de la maladie, elles lui ont permis de proliférer et ont enfermé les malades dans la culpabilité, les condamnant à l’isolement. Plus qu’au Sida lui-même, ce désastre que nul ne pouvait prévoir, c’est à ces deux monstres, la désinformation et la honte, que Russell T. Davies cherche à faire la peau.

Mais si le showrunner met prodigieusement en scène le Sida comme fait social, It’s a sin est avant tout une série de la mémoire personnelle : celle de Russell T. Davies, qui, s’autorisant enfin à y accéder, raconte avec une tendresse infinie les vies de celles et ceux qu’il a côtoyés à l’époque, et leur tend la main aimante et protectrice dont ils n’ont pas bénéficié alors. La série devient ainsi un hommage bouleversant aux amis perdus, qu’elle ramène parmi les vivants le temps de cinq épisodes ; et aux amis sauvés, dont certains apparaissent à l’écran, comme Jill, témoin réelle de ces terribles années, qui incarnent ici sa propre mère, tandis que l’actrice Lydia West (déjà croisée dans Years and Years) la joue elle à 20 ans. À travers ses personnages gardés et ressuscités, Russell T. Davies reconstitue ses jeunes années dans un Londres festif et joyeux. Le contexte est tragique, mais grâce aux très attachants Ritchie, Colin et les autres, la série fait vibrer ce que cette décennie eut aussi de drôle, fou, libérateur, insouciant et enthousiaste, au son des tubes de Pet Shop Boys (évidemment), Blondie, Kim Wilde ou Culture Club. Et si Russell T. Davies gagne sa bataille contre la maladie, c’est avant tout en faisant de It’s a sin une incroyable ode à la vie.

It’s a sin, à partir du 22 janvier sur Canal+

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