Engrenages (saison 8)
Engrenages rend son badge

La huitième et dernière saison d’Engrenages est diffusée actuellement sur Canal+ et Canal+ à la demande. En poussant les personnages dans leurs retranchements tout en esquissant un nouvel horizon, la série s’achève sur une grande saison politique et sociale, courageuse, et résolument humaniste.

Par Caroline Veunac

Temps de lecture 10 min

Engrenages saison 8

Bande Annonce

Une photo parue dans Le Monde, où l’on voyait trois jeunes migrants endormis dans les tambours des machines d’un Lavomatic, à Barbès : cette image « très très frappante » a servi de point de départ à Marine Francou. La scénariste en chef d’Engrenages, qui a pris le relais de la taulière historique Anne Landois en saison 7, a choisi d’ancrer l’ultime intrigue de la série dans le milieu des mineurs isolés qui, fuyant les pays du Maghreb, zonent dans les quartiers nord de Paris à la recherche d’un portable à tirer ou d’un caillou de crack à fumer. « Ces jeunes sont des victimes, et à la fois ils font preuve d’une très grande violence, raconte la showrunneuse. En découvrant ce monde, on s’est dit qu’il était métaphorique de la folie dans laquelle on vit, où les écarts de richesse sont tels que les enfants maltraités se retrouvent, pour survivre, à basculer dans l’hyperviolence. Le polar est toujours le moyen d’explorer l’origine du mal. Et le mal, aujourd’hui, c’est ça. »

Engagée Engrenages ? Elle l’a toujours été. Depuis sa création en 2005 par Alexandra Clert, la série dresse avec un réalisme minutieusement documenté le portrait évolutif d’une Paris anti-carte postale, où la criminalité se nourrit des inégalités sociales. Plus sombre que jamais, sans concession à notre confort moral, ce huitième volet regarde droit dans les yeux l’insupportable qui se produit quotidiennement à deux pas de chez nous. Derrière la caméra, Jean-Philippe Amar (épisodes 1 à 4) et Frédéric Jardin (épisodes 4 à 8) parviennent à mettre en image les contradictions de la capitale, la manière dont la pauvreté et le pouvoir s’incarnent dans des lieux parfois très proches géographiquement, devenus les décors de la série. En symbiose avec la ville, la caméra glisse le long des rampes du périph’, derrière lesquelles s’entassent des centaines de tentes ; tangue, en chouf ou en filoche, à travers la foule chamarrée de Barbès ; flotte, lors d’une séquence crépusculaire, au milieu des zombis de la colline du crack ; pour s’incliner en contre-plongée face au tribunal flambant neuf des Batignolles, à cinq minutes, à vol d’oiseau, de la porte de la Chapelle… « Ce bâtiment très beau, plus moderne que l’ancien tribunal, mais qui semble avoir été construit pour que les gens s’y suicident, avec toutes ces passerelles sans protection… », fait remarquer, songeur, Frédéric Jardin. Cette mise en scène à la fois très physique et bien pensée culmine lors d’une scène de braquage finale « à l’américaine », savamment chorégraphiée.

Sa physicalité, la série la puise aussi dans les silhouettes fortes qui la traversent.  Les seconds rôles sont la plaie des séries françaises, qui les préfèrent souvent mauvais comme des cochons. Dire qu’Engrenages fait exception serait un euphémisme : l’une de ses grandes forces réside dans sa capacité à recruter des acteurs encore méconnus, mais renversants de charisme. On se souvient encore d’y avoir découvert Reda Kateb dans la saison 2, ou encore l’humoriste Shirley Souagnon dans la saison 5. Cette année, les petites pépites s’appellent Pierre Cévaër et Ayoub Barboucha. Le premier, qui a déjà un joli bout de CV, interprète Titi, le fils dégénéré d’un grand bandit. Cheveux en bataille, fébrilité maladive, rire flippant… « Pour moi c’est le James Dean d’À l’Est d’Eden, confie Marine Francou. Un peu fou, un peu vrillé. »

Quant à Ayoub Barboucha, il incarne Souleymane, un jeune Marocain errant, que Joséphine Karlsson va prendre sous son aile. « On voulait un enfant qui parle mal français, on ne voulait pas qu’il fasse semblant, poursuit Marine Francou. Ayoub avait 13-14 ans, et venait juste d’arriver du Maroc. C’était sa première expérience en tant qu’acteur, il était extrêmement intimidé. » À l’écran, le mélange d’urgence et de vulnérabilité, de violence et de douceur qu’il donne à son personnage nous a bouleversé. « Sa progression a été assez incroyable », admire Marine Francou. « C’est une nature, ajoute Frédéric Jardin. On l’a vu progresser, mais dès le début, il avait une vérité immédiate. »

« Cette saison 8 va chercher l’inspiration du côté des grandes séries américaines, sans pour autant sonner faux »

Ce genre de talent inné, qui saute aux yeux et serre le cœur, permet à Engrenages de retrouver, à chaque saison, une fraîcheur nouvelle. Huit saisons, quinze ans d’ancienneté… Comment durer sans devenir monotone ? Bon an mal an, Engrenages a réussi à relancer notre intérêt sans perdre son identité, en faisant évoluer progressivement les enjeux de ses personnages historiques, à commencer par Laure Berthaud (Caroline Proust), de plus en plus fragilisée par ses failles, et en intégrant au compte-goutte de nouveaux personnages (comme l’attachant Edelman, incarné avec un charme bourru par Louis-Do de Lencquesaing). La saison 7 avait marqué une rupture : Laure en dépression maternelle, Gilou (Thierry Godard) passé du côté sombre de la loi, Joséphine (Audrey Fleurot) en prison pour avoir massacré son violeur, le juge Roban (Philippe Duclos) parti à la retraite… La 8 fait à la fois office d’épilogue et de nouvelle donne. Tandis que Laure, Gilou et Joséphine vont au bout de leur destinée de personnages, de nouvelles présences ouvrent le champ.  Le flic réglo Ali Amrani, introduit dans la saison précédente et interprété par l’excellent Tewfik Jallab, devient dans celle-ci un pilier de la série finissante, et le juge Roban se voit remplacé par une jeune magistrate trop scolaire, Lucie Bourdieu (Clara Bonnet).

Au-delà de l’effet de nouveauté, ces personnages témoignent de la réactivité d’Engrenages face aux mutations de la police et de la justice. « Ali est beaucoup plus légaliste, et en ça plus représentatif d’une nouvelle génération de flics, explique Marine Francou. Quant à Lucie Bourdieu, elle reflète ce que nous disent nos consultants, que le rapport entre magistrats et policiers est de plus en plus conflictuel. » Engrenages joue sur les contrastes : alors que les bons élèves reprennent les rennes, les anciens flirtent de plus en plus avec les limites de la légalité, à l’image de Gilou, qui, en prison, est chargé d’infiltrer l’entourage d’un voyou dénommé Cisco. Flic ou ripou ? Le dilemme est vieux comme le monde, mais Engrenages s’en empare avec une délectation communicative.. « Flic et voyou, c’est comme les deux faces d’une même pièce, et ça nous intéressait d’explorer le thème d’une amitié possible entre les deux, analyse Marine Francou. On a aussi voulu montrer différentes facettes du banditisme. Cisco, il est dans la catégorie des voyous qui se retrouvent obligés de préparer leur retraite. Et avec Titi, on voulait explorer les raisons psychologiques qui entraînent le passage à l’acte, chez le fils d’un bandit, qui n’a pas eu beaucoup de repères. »

Entre le décor carcéral dont la scénographie rappelle la série de Tom Fontana Oz, et la tentation de dévisser de la légalité façon The Shield, cette saison 8 va chercher l’inspiration du côté des grandes séries américaines, sans pour autant sonner faux. Si Engrenages est l’une des grandes séries françaises à s’être le mieux exportée (elle est culte en Grande-Bretagne, sous le titre Spiral), c’est parce qu’elle a su s’inspirer du savoir-faire anglo-saxon, tout en prenant très au sérieux la culture socio-politique française dans laquelle ses intrigues sont ancrées. Un signe de cette esprit de synthèse ? Le choix de Kool Shen pour incarner Cisco, figure française par excellence dont la gueule marmoréenne ne dépareillerait pas dans Les Soprano.

« La série est aussi terriblement romanesque, notamment grâce aux errances, puis aux épiphanies, de ses deux héroïnes »

La misère, la mort, la fatigue, les méchants, les nuits blanches, les cheveux gras, l’haleine pâteuse… Heureusement, le réalisme, malgré toutes les circonstances sus-cités et parfois grâce à elles, c’est aussi que les gens tombent amoureux sur leur lieu de travail. Au programme de la saison 8 ? La croisade de Laure Berthaud pour retrouver l’amour de Gilou, contraint de prétendre qu’il ne veut plus la voir ; la passion inaboutie de Joséphine Karlsson pour Lola, son ancienne codétenue devenue sa cliente ; l’abnégation d’Edelman, l’amoureux transi qui attend son heure ; et même un petit béguin pour le très coincé commissaire Bekriche… Engrenages n’oublie jamais de jouer la carte sentimentale pour nous offrir un peu de réconfort entre deux séquences coup de poing. Mais au-delà du plaisir immédiat des intrigues amoureuses, ce que ressentent les personnages est ici un puissant moteur narratif. « Dans cette saison, ce sont les sentiments qui font avancer l’intrigue », acquiesce Frédéric Jardin.

Engrenages n’est pas qu’une mécanique bien huilée, et cette dernière saison est aussi terriblement romanesque, notamment grâce aux errances, puis aux épiphanies, de ses deux héroïnes, Laure la flic tenace et maniaco-dépressive et Joséphine l’avocate manipulatrice et rebelle. La série a toujours donné la part belle aux femmes scénaristes, et ça se ressent dans le portrait de ces deux combattantes complexes, entêtées, prêtes à partir dans la marge, dont on se demande jusqu’au dernier épisode si elles lâcheront un jour les chaînes mentales qui menacent de les transformer en caricature d’elles-mêmes. « J’aime quand les séries se terminent par une explicitation des névroses qui ont guidé les personnages dans toutes les saisons, affirme Marine Francou, qui cite Mad Men en exemple. La narration s’arrête, la psychanalyse est terminée, et la vie peut reprendre. »

Accepter d’aimer et d’être aimée, découvrir l’empathie, ne plus devoir cacher sa vulnérabilité… Pas facile lorsqu’on est une femme qui doit s’imposer dans un monde majoritairement masculin. Alors qu’Engrenages s’achève, Laure Berthaud et Joséphine Karlsson, indissociables de leurs incroyables interprètes, entrent dans l’histoire pour ce qu’elles sont : deux grands personnages de série. Quant à Engrenages, elle restera, elle aussi, une grande série. Première création originale de Canal+ en 2005, elle a élevé le standard de la série française et ouvert la voie à une nouvelle génération de polars plus ambitieux. Quinze ans plus tard, à la manière d’une Urgences Outre-Atlantique, elle tire sa révérence avec classe. La fin d’une époque, et peut-être le début d’une autre. Vous verriez pas Tewfik Jallab à la tête d’un spin-off, vous ?

Engrenages, saison 8, actuellement sur Canal+ et Canal+ à la demande.

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