Sophie Letourneur

« Accoucher, c’est quand même très étrange. »

Dans Énorme, Sophie Letourneur déconstruit les mythes de la grossesse idéale et de l’instinct maternel avec un mélange étonnant d’humour et d’effroi. Critique du film, et rencontre avec sa réalisatrice.

Interview : Caroline Veunac

Temps de lecture 5 min.

Sophie Letourneur

Interview

Claire et Frédéric forment un couple opérationnel : pianiste de renom, elle enchaîne les récitals ; assistant-manager, il gère la vie matérielle. Pas de place pour un enfant. Jusqu’au jour où Frédéric, rattrapé par le désir de pouponner, fait à Claire un bébé dans le dos. Sur la grossesse, au cinéma, on oscille généralement entre la comédie, plus ou moins gentillette, pour ne pas dire moralisatrice, sur la grande aventure gestationnelle ; et le film de terreur, poussant parfois jusqu’au gore le refoulé d’une expérience qui consiste à sentir un Autre vous pousser dans le ventre. En inversant les stéréotypes de genre, qui veulent que l’instinct maternel soit typiquement féminin, Énorme croise hardiment ces deux imaginaires.

Dans le cinquième film gonflé de Sophie Letourneur, on s’amuse des cocasseries prénatales habituelles (d’une excellente vanne d’échographie à un cours de préparation à l’accouchement lunaire), mais sous un angle inédit : celui d’une grossesse qui remplit d’exaltation le père (Jonathan Cohen, tout en rondeur nerveuse), tandis que le ventre de la mère (Marina Foïs, géniale de détachement éberlué) grossit dans des proportions aussi extrêmes que son indifférence à l’égard de sa future progéniture. Sur une ligne de crête entre En Cloque, mode d’emploi et Rosemary’s Baby ou Baby Blood (mémorable film d’horreur français sorti en 1990), Énorme s’aventure dans des territoires où l’humour grince, déstabilise les corps et les codes, mélange les genres, pour accoucher d’une fiction à la fois presque documentaire (dans la forme) et complément farfelue (dans le ton), teintée d’un surréalisme potache qui rappelle aux entournures Spike Jonze ou les frères Farrelly.

Tout ici est drôle, mais pourrait être tragique, voire carrément malaisant, et Sophie Letourneur ne cherche pas à résoudre les ambiguïtés de sa proposition. Au contraire, elle entretient le doute : l’arrangement conjugal de Claire et Frédéric est-il libérateur ou infantilisant pour elle ? Où s’arrête la substitution de pilule contraceptive, et où commence l’abus sexuel ? L’absence de Claire à sa propre grossesse est-elle une forme d’impuissance ou le signe suprême de son émancipation ?

Aucune question qui gêne n’est éludée dans ce conte étrange et drolatique, dont les enjeux culminent dans la scène d’accouchement. Ici, pas de parturiente qui hurle à la mort et insulte son mari avant de pondre en V2, mais une attente interminable, filmée à hauteur de la femme qui accouche, comme si on avait retourné le caméscope du papa. Où l’on ressent ce que ça fait de devenir un simple véhicule, de se voir dépossédée de son corps pour la bonne cause de la poursuite de l’espèce… On n’avait jamais vu l’accouchement filmé sous cet angle.

Énorme, le 02 septembre au cinéma

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