Ninja Thyberg et Sofia Kappel, réalisatrice et actrice de Pleasure

« Tout ce que le porno veut cacher, je voulais le montrer. »

Plongée dans la vie d’une aspirante porn star à Los Angeles, Pleasure est aussi une double révélation : celle de Ninja Thyberg, sa réalisatrice ; et celle de Sofia Kappel, son actrice principale. Ensemble, elles signent un portrait d’une crudité cinglante, qui met à jour l’exploitation du corps des femmes dans la société toute entière.

Interview : Caroline Veunac

20 octobre 2021

Temps de lecture 5 min.

En 2013, Pleasure, le quatrième court-métrage de Ninja Thyberg, est présenté à Cannes, à la Semaine de la critique. On y découvre les dessous d’un tournage de film X, du point de vue d’une aspirante porn star. Sept ans plus tard, le long-métrage tiré du court, qui porte le même titre et développe le même thème en suivant les désillusions de Bella, une jeune Suédoise débarquant à L.A. pour réussir dans le porno, obtient le label du Festival. Il a fallu du temps à la réalisatrice (qui a tout de même fait cinq autres courts-métrages entre temps) pour transformer l’essai : des années durant lesquelles cette militante féministe s’est immergée dans l’industrie des films pour adultes en Californie, pour rencontrer celles et ceux qui la font, comprendre les rapports de force qui s’y jouent, et donner à son film une épaisseur et une véracité (tous les rôles secondaires sont joués pas de vrais acteurs et actrices du milieu) qui l’éloignent de la simple démonstration. Du temps, il en a fallu aussi pour trouver une jeune femme à même d’interpréter Bella, un rôle téméraire tant physiquement qu’émotionnellement. C’est une totale débutante, Sofia Kappel, qui relève le défi, et livre une prestation où se mêlent un naturel étourdissant et un sens inné du cinéma. Ensemble, les deux femmes ont forgé un portrait où la déconstruction des schémas sociétaux l’emporte sur la psychologie, sans que cela nuise à l’humanité du personnage. Un film à la mise en scène très pensée, qui échappe à la fois au formalisme et au naturalisme, pour proposer une nouvelle manière de regarder le corps des femmes. Nous les avons rencontrées pour en savoir plus.

Jouer une aspirante porn star, ce n’est pas anodin. Ninja, qu’avez-vous vu en Sofia qui vous a convaincue qu’elle aurait les épaules pour le faire ?

Ninja Thyberg : Ça faisait un an et demi que je travaillais sur le film, et j’avais déjà rencontré des centaines de filles dans toute la Suède. J’ai demandé à un ami qui tient une boîte de nuit d’essayer de repérer quelqu’un qui aurait le profil recherché : quelqu’un que l’on remarque, avec un physique, une beauté classique, mais aussi beaucoup d’énergie, d’humour et de charisme. Une attitude, de l’audace. Je ne voulais pas que ce soit quelqu’un que l’on puisse voir comme une victime. Quand j’ai rencontré Sofia pour la première fois, c’était évident qu’elle avait tout ça. Elle est arrivée avec une fourrure léopard, elle fumait, elle avait des tatouages, elle était cool. Mais elle n’avait jamais joué de sa vie ! Rien ne garantissait qu’elle ait du talent pour ça. Et puis elle a auditionné… C’était une scène où elle devait pleurer. Et elle a été excellente. Elle-même était sous le choc. C’était la première fois qu’elle jouait, et elle avait l’impression d’être devenue une autre personne.

Et vous Sofia, comment avez-vous su que vous seriez capable d’assumer ce rôle ?

Sofia Kappel : Je ne me suis pas demandé si j’étais capable ou non de le faire, sinon je pense que je ne me serais même pas présentée à l’audition ! Ma plus grande peur, c’était plutôt que ma performance ne soit pas assez bonne, donc je me suis totalement investie dans le rôle. J’ai une grande capacité à conscientiser et à verbaliser mes émotions, et je crois que ça m’a beaucoup aidée. Il s’agissait beaucoup d’utiliser mes propres expériences, et j’ai laissé mon corps et mes émotions se déverser dans le personnage. Je suis vraiment devenue Bella.

 

Pleasure est une film de femmes dans une industrie principalement dirigée par des hommes. Qu’est-ce que ça a changé en termes de mise en scène, diriez-vous que la manière dont vous avez filmé les scènes relève d’un female gaze ?

N.J. : Oui, je revendique ce terme. Le monde est dominé par les hommes, mais c’était très important pour moi qu’on soit avec Bella, et donc il fallait qu’on voit les choses de sa perspective à elle. Si elle est face à la caméra et que les hommes la regardent, alors nous aussi on la regarde à travers les yeux des hommes. Donc parfois, j’ai tout simplement retourner la caméra pour la pointer dans la direction inverse. Mais le female gaze passe également par ce que l’on choisit de raconter. Par exemple, le fait de montrer ce qui se passe avant les tournages, la préparation. Le male gaze se nourrit d’une vision très fantasmée de ce que le corps des femmes devrait être, mais pour les femmes, ça n’a rien à voir, elles se perçoivent comme des êtres humains, avec des poils pubiens et un corps plein d’aspérités. Tout ce que le porno veut justement cacher, moi je voulais justement le montrer.

S.K. : Ce qui a vraiment compté, c’est de rencontrer les gens de cette industrie, et en particulier les femmes. Quand j’ai pu passer du temps avec elles et leur poser toutes les questions qui me taraudaient, j’ai réalisé qu’on n’avait pas besoin de savoir pourquoi Bella faisait ce qu’elle fait, mais plutôt de la comprendre en tant que personne. Dès lors, l’essentiel pour moi a été de rendre compte de ce que ces femmes vivent, de la manière la plus authentique possible.

Le film met à jour un système d’exploitation, mais il n’y a pas non plus de franc jugement moral à l’encontre du porno. Comment avez-vous fait la part des choses ?

N.T. : C’est un équilibre très difficile à trouver, et c’est sans doute pour ça que le film a mis aussi longtemps à se faire. Si l’on ne veut pas reproduire des stéréotypes, et si l’on veut apporter un regard neuf sur les choses, il faut vraiment aller jusqu’au bout de la réflexion. Je me suis posé énormément de questions, j’ai beaucoup discuté avec les gens de mon équipe, et nous avons sans cesse cherché à ajouter de nouvelles perspectives. Au bout du compte, la règle la plus importante pour moi, c’était que le film soit loyal vis-à-vis de Bella. Si on reste avec elle, on n’a pas besoin de moraliser les choses. Il suffit de les montrer de son point de vue à elle, et les structures patriarcales se révéleront d’elles-mêmes, sans que moi derrière ma caméra j’ai besoin de faire de grands discours.

 

 

Le film comprend deux moments très forts qu’il est intéressant de confronter : dans l’un, Bella tourne une scène de bondage, dans un cadre où on lui donne la possibilité de réitérer sans cesse son consentement ; dans l’autre, elle participe à une scène de soumission violente durant laquelle ce droit lui est retiré. Pouvez-vous nous raconter comment ces deux scènes ont été pensées et tournées ?

N.T. : Ces deux scènes ont un contenu similaire, à chaque fois il est question de domination masculine et de soumission féminine. Mais dans la première, on est dans un jeu de rôle évident, tandis que dans la seconde, il s’agit d’humiliation et de torture. Il y avait presque une démarche pédagogique dans le fait de montrer la différence. La scène de violence a été tournée comme une scène de cascade. Nous l’avons beaucoup travaillée en amont, presque chorégraphiée, avec beaucoup de mesures de sécurité, et il y avait un grand écart entre la réalité et la fiction car dans la vie, les deux hommes qui agressent Bella sont des types adorables ! La scène de bondage, en revanche, c’était presque un documentaire. La réalisatrice Aiden Starr jouait son propre rôle, avec sa vraie équipe. J’ai été sur beaucoup de leurs tournages, et j’ai pu constater qu’ils prennent vraiment soin des performers. Donc je leur ai demandé de faire exactement ce qu’ils feraient sur un vrai tournage – sauf que là il n’y avait pas de vraie relation sexuelle.

S.K. : Quand l’assistante rassure Bella et lui dit qu’elle va peut-être avoir des courbatures le lendemain, elle ne jouait pas, c’est ce qu’elle fait tout le temps dans son job.

Le tournage qui respecte le consentement de Bella est dirigé par une femme. Ce n’est pas un hasard : pensez-vous que le porno serait un milieu plus sûr s’il y avait davantage de femmes à la réalisation et dans les équipes ?

N.T. : C’est évident qu’il y a trop d’hommes derrière la caméra et trop d’hommes qui se font de l’argent sur le dos des actrices, et oui ça irait beaucoup mieux s’il y avait plus de femmes. Ça ne veut pas dire qu’un homme réalisateur ne peut pas faire tout ce qui est nécessaire pour que les filles se sentent à l’aise, ni qu’une femme réalisatrice ne peut pas être abusive. Mais pour reprendre l’exemple d’Aiden Starr, elle a aussi été actrice, elle a même été une Spiegler girl (une des recrues de Mark Spiegler, considéré comme l’un des meilleurs agents du X, ndlr), et donc elle sait très bien ce que ça fait d’être devant la caméra. Elle n’est pas juste là pour se faire du fric.

Diriez-vous que pour certaines actrices, faire du porno peut malgré tout être un moyen d’explorer leur sexualité, sans servitude ?

N.T. : Il y a beaucoup de femmes dans l’industrie qui ont choisi d’être là pour explorer leur sexualité de différentes manières. Mais ça reste un boulot. Si vous voulez explorer votre sexualité, il vaut mieux ne pas faire de porno, car si vous voulez percer dans ce milieu, vous devrait subir beaucoup de relations sexuelles peu satisfaisantes, faire beaucoup de choses qui ne vous excitent pas et avoir beaucoup de partenaires qui ne vous attirent pas. Certaines personnes ont vraiment envie de faire du porno, et il existe des tournages idéaux où tout le monde se sent bien. Mais ce n’est pas la majorité, et souvent ce n’est pas le plus lucratif. Dès que l’argent est impliqué les choses ne sont pas aussi simples. C’est un business, et pour en faire un métier, vous ne pouvez pas juste faire que qui vous plaît. Vous devez faire ce qui plaît au public.

On pourrait presque dire ça du show business en général, et même de la société dans son ensemble. Le porno est-il une loupe qui vous permettait de grossir l’exploitation systémique du corps des femmes ?

N.T. : Oui, il est très important de dire que ce que Bella traverse arrive partout dans d’autres industries, même si c’est un peu plus extrême ici. J’utilise le porno comme une allégorie pour dépeindre des structures de pouvoir présentes dans toute la société. L’idée ce n’est pas de pointer du doigt le porno, mais de montrer ce que c’est que d’être une jeune femme dans un monde où en tant que telle, vous êtes constamment hypersexualisée.

Sofia, vous qui débutez dans le cinéma, avez-vous le sentiment que ce rôle vous a donné des armes pour évoluer dans l’industrie du cinéma, dont on sait qu’elle peut être abusive à l’encontre des jeunes actrices ?

S.K. : Je suis très heureuse que Pleasure ait été mon premier film, car d’une certaine manière c’était un crash test. D’abord en termes de jeu, ça m’a permis de traverser tout le spectre des émotions, et ça m’a donné une énorme boîte à outils pour le futur. Ensuite parce que maintenant je sais ce dont je suis capable. Je n’ai rien fait que je n’avais pas envie de faire pendant ce tournage, mais je sais aussi que je ne pourrai plus jamais refaire un projet de cet ordre. Ninja m’a offert l’aventure de ma vie.

Pleasure, en salle le 20 octobre.

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