Mank
À la recherche du cinéma perdu

Avec Mank, David Fincher met en scène pour Netflix un scénario sur l’Âge d’or hollywoodien, écrit par feu son propre père. Un film d’auteur à la gloire des auteurs, théorique et fétichiste, signé sous contrat avec une plateforme. Paradoxal, donc fascinant.

Par Michaël Patin

Temps de lecture 5 min

Mank

Bande-Annonce

Netflix, terre d’asile des rêves d’auteurs… Il n’aura pas fallu plus de quelques années pour que l’idée cesse de faire grincer les dents. En 2018, c’était Alfonso Cuarón replongeant dans le détail de son enfance mexicaine, en noir et blanc et à travers des capteurs 65 mm (Roma). En 2019, Martin Scorsese tournant sans contrainte, après quinze ans de blocage, sa fresque gangster de 3h30 avec son vieux – trop, mais ça aussi, la multinationale s’en occupe – copain Robert De Niro (The Irishman). Et c’est donc cette année David Fincher qu’on autorise à hurler “ceci est mon cinéma” par la petite fenêtre. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il fait usage de sa liberté dans cette œuvre démesurément personnelle, anachronique et anti-télévisuelle. On est loin, très loin du binge watching malin proposé par sa série Mindhunter (ce qui n’est sans doute pas un hasard : il s’agit aussi de redéfinir son lien à Netflix), comme de tout ce que peut attendre le fan de Fight Club, Zodiac, ou même The Social Network. Un film dans lequel David Fincher se sépare de la charge de devoir faire du David Fincher.

Resté dans ses cartons pendant trente ans, Mank se présente donc comme l’idéal du « film pour soi-même”, peut-être plus encore parce que Fincher porte à l’écran un scénario écrit par son père Jack – son grand passeur, mort en 2003. Aussi parce qu’il est question de l’âge d’or du septième art (la genèse du film d’Orson Welles Citizen Kane, alias “le plus grand film américain jamais tourné”), donc de l’essence de sa passion et de son métier. Et puis enfin parce qu’il y oppose, de manière frontale, l’auteur magnifique engagé pour accoucher du script (Hermann “Mank” Mankiewicz, interprété par Gary Oldman) aux argentiers sans vision de l’usine à rêves. On peut même être surpris par l’acharnement avec lequel il caricature les producteurs Louis B. Mayer et Irving Thalberg (plus encore que le magnat de la presse William Randolph Hearst, que visait Mankiewicz avec le personnage de Charles Foster Kane), réservant son affection pour Mank, dont le génie ne semble se dissoudre ni dans l’alcoolisme, ni dans la compromission. Lui, Fincher, qui s’est toujours si bien débrouillé du jeu hollywoodien, dit la difficulté d’être un artiste parmi les imbéciles et les comptables. Plus surprenant, le film n’est pas plus tendre avec le jeune Orson Welles (Tom Burke), dessiné à grands traits dans le rôle du démiurge en herbe tirant la couverture à lui. Réalisateur total, Fincher filme une ode au scénariste comme âme du cinéma, et c’est un peu comme si le jeune faiseur d’images arrogant qu’il était dans les années 90, à l’époque où Jack écrivit le scénario de Mank, faisait acte de contrition à l’approche de la soixantaine, en mettant sous le feu des projecteurs le texte de son père.

« Réalisateur total, Fincher filme une ode au scénariste comme âme du cinéma »

L’auteurisme qu’il célèbre à travers la pureté de Mank, Fincher le prolonge dans ses partis pris formels, tous révélateurs d’une nostalgie de l’expérience cinéphilique – que l’emploi de technologies nouvelles ne demande finalement qu’à renouveler. De son noir et blanc velouté (produit par la caméra 8K RED Monstrochrome) à son dispositif “méta” imprimant à l’écran les codes de l’écriture scénaristique (extérieur jour ou intérieur nuit, lieux et dates de l’action, flashbacks ou non), en passant par les (fausses) brûlures de cigarettes signalant les (faux) changements de bobines, tout est conçu pour flatter le spectateur fétichiste – et pousser les autres, masse netflixienne, vers le sommeil ou la sortie. Alors oui, on a envie de saluer l’intelligence et la vivacité des dialogues, comme sortis intacts d’une capsule temporelle venue des années 30, la patiente reconstitution des corps et décors de l’époque, ou la critique plutôt fine des studios comme force de propagande. Mais on doit bien avouer que ces plaisirs restent surtout théoriques – pour ne pas dire froids. Et qu’on ne sait au fond plus très bien qui ils concernent.

C’est là que refait surface, plus inévitable que jamais, le paradoxe de la carte blanche Netflix : tout en permettant à un auteur d’assumer jusqu’au bout ses obsessions (peut-être trop pour son bien), elle les tient dans un enclos où tout est censé se valoir. Mank est un film de cinéma sur le cinéma pour amoureux du cinéma, coincé dans un petit rectangle entre la dernière saison de Vikings et un docu-tabloïd sur l’affaire DSK. Un film d’auteur sur un auteur pour les amateurs de mots d’auteurs, transformé en non-événement par l’horizontalité des algorithmes. Le vendredi 4 décembre, jour de sa “sortie”, le film le plus personnel de David Fincher n’apparaissait ni en haut de page, ni dans la rubrique “nouveautés” de la plateforme. Il était déjà fondu dans la masse des contenus. Mank a beau se draper dans sa pureté élitiste et sa résistance au présent, on ne peut le voir autrement : tout petit, à l’étroit, séparé de ses ambitions (la salle de cinéma, le public cinéphile) par la même force qui lui a permis de les réaliser. Netflix, terre d’asile des rêves d’auteurs, est aussi le lieu flou où ceux-ci vont s’échouer

Mank, de David Fincher, disponible sur Netflix

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