Bruno Podalydès, réalisateur des Deux Alfred

« C’est toujours drôle de voir quelqu’un qui s’illusionne. »

Avec Les Deux Alfred, Bruno Podalydès fait du doudou un symbole de revendication. Après l’adaptation de Bécassine (sorti en 2018), le réalisateur de Liberté-Oléron revient avec un scénario original qui nous conte une douce révolte contre l’absurdité d’une start-up nation puérile et bercée d’illusions. Entretien.

Interview : Olivier Tellier

Temps de lecture 5 min.

15 juin 2021

Les 2 Alfred

Trailer

En huit films, Bruno Podalydès s’est fait une place de choix dans la comédie française, sans forcément céder aux modes, cultivant son goût du décalage poétique hérité de Jacques Tati, de l’hésitation drolatique façon Woody Allen et de la critique burlesque à la Charlie Chaplin. Depuis Versailles Rive-Gauche, le moyen-métrage qui lança sa carrière en 1992, et presque toujours accompagné de son frère Denis, le réalisateur s’est créé une bulle fantasque dans laquelle nous plongeons avec autant de plaisir que dans les cases d’une BD d’Hergé (que les deux frères apprécient particulièrement). Si le monde de l’enfance n’a jamais quitté l’arrière-plan de sa filmographie, à travers la présence de jouets en tous genres, ou de personnages à l’âme d’enfant, dans son neuvième long-métrage, Les Deux Alfred, il se place au premier rang. Car « les deux Alfred », c’est le nom d’un doudou (composé, donc, de deux doudous), qu’il faudra paradoxalement dresser pour faire valoir son droit d’être parent.

Le parcours de Bruno Podalydès est semé de comédies sentimentales doucement existentielles (Dieu seul me voit), de comédies de vacances teintées de nostalgie (Liberté-Oléron), de comédies policières au charme un peu désuet (Le Mystère de la chambre jaune)… Avec Les Deux Alfred, il revient à la comédie de bureau (déjà abordée dans Bancs Publics en 2009), pour attaquer la modernité de manière plus littérale. C’est l’histoire d’Alexandre (Denis Podalydès), un papa chômeur, sommé de trouver du travail par sa femme sous-marinière qui aimerait bien pouvoir remonter à la surface. Problème : la boîte qui l’embauche, astucieusement nommée The Box, est régie par la dictature du cool imposée par son jeune boss, branché et dynamique. Le genre à organiser des galettes « King » obligatoires à n’importe quel moment, ou à proposer des bonbons pendant un entretien d’embauche. Le prix à payer pour ses employés : être disponibles tout le temps. Et surtout, surtout, ne pas avoir d’enfant. Pour préserver son secret honteux auprès d’une collègue très intrusive à la réputation de « tueuse » (Sandrine Kiberlain, drôlement sous pression), Alexandre s’appuie sur les conseils avisés d’Arcimboldo (Bruno Podalydès), entrepreneur de lui-même et proactif à toute heure.

Même quand il fait un peu de sociologie et entreprend de se tourner en dérision la start-up nation, Bruno Podalydès s’y applique avec la poésie qui lui est propre, ce sens du décalage qui met le doigt sur l’absurdité du réel. Des conf-calls sur Zoom absurdement longues et inutiles à la technologie aussi omniprésente que dysfonctionnelle, en passant par les problèmes liés à la garde des enfants… Porté par la vision farfelue de son réalisateur, qui invente notamment une délicieuse novlangue truffée d’anglicismes et d’acronymes dénués de sens, le film détourne à peine notre réalité quotidienne, mais suffisamment pour pointer, sans juger, ses excès de ridicule. L’effet est d’autant plus saisissant après le Covid, qui a repoussé de plusieurs mois la sortie du film, initialement prévue en 2020, et dans le même temps rendu son portrait du monde ultra-connecté étrangement plus actuel.

La solution de Bruno Podalydès à la folie ambiante ressemble à celle que chacun rêvasse en pensant à un hypothétique monde d’après : retrouver du temps pour soi, pour les enfants qu’on ne sait jamais où caser dans notre planning, et aussi pour l’humour, cette denrée devenue rare. Le véritable doudou des Deux Alfred, c’est lui, ce bien précieux et gratuit, qui réconforte un peu de vivre dans un monde de plus en plus inquiétant, dont il nous est encore permis de se moquer. À la question d’entretien d’embauche tirée du film « Où vous voyez-vous dans 10 ans ? », Bruno Podalydès répond qu’il espère être encore en tournage. On parie que même ses comédies post-apocalyptiques nous feront rire.

Après votre adaptation de Bécassine, vous revenez au monde du travail déjà aperçu dans Bancs publics (2009)… Qu’est-ce qui vous inspire dans l’entreprise 2.0 ?

Ça me faisait rire de voir toutes ces illusions nouvelles. Chaque fois, à chaque bouleversement, comme l’arrivée de la machine à vapeur ou l’ère industrielle, il y a une illusion de la rationalité, de ce que doit être le progrès. Et là, l’arrivée des start-ups et de ce nouveau management, où nous serions soi-disant plus libres et responsabilisés, m’apparaît comme une vaste supercherie. C’est toujours drôle de voir quelqu’un qui s’illusionne, qui répète comme un perroquet des mots de vocabulaire sans comprendre lui-même ce dont il s’agit. Dans le film, Denis dit qu’il fait du reacting process, c’est un concept que j’ai inventé en l’occurrence… Mais il y a vraiment des boîtes où les gens n’appréhendent pas toujours la finalité de leur travail, dans ce qu’on appelle les bullshit job par exemple. C’est un ressort de comédie.

Dans Les Deux Alfred, comme dans beaucoup de vos films, il y a des inventions à la fois de mots et de machines. Connaissant votre passion pour Hergé, on pourrait dire que vous êtes simultanément le Capitaine Haddock et le Professeur Tournesol ?

C’est vrai. C’est un cocktail. Denis est un peu le capitaine Haddock avec ses colères, ses insultes dans Liberté-Oléron, Michael Lonsdale est un peu le professeur Tournesol avec ses machines à boules un peu délirantes dans Le Parfum de la Dame en Noir… Mais j’entends dans la question quelque chose qui pourrait être marrant, ce serait de comparer « mot » et « machine ». Il y a peut-être des jeux de mots et des jeux de machines. Des machines-mots, des mots-machines. Je crois justement qu’il y a des mots-machines comme reacting process, par exemple. Des mots un peu robots qu’on répète, dénués d’âme et de sens. Et les machines détournées de leur sens relèvent aussi du jeu. Jeu de mot et jeu de machine, c’est pareil finalement. Quand la machine va où elle veut, quand elle fait sa vie, comme chez Tati ou Chaplin… Dans Les Deux Alfred c’est la voiture sans chauffeur.

Cela sonne comme une douce révolte contre une évolution des choses tout à fait angoissante… La comédie permet-elle de pointer du doigt les failles d’une société sans pour autant en juger les acteurs ?

C’est ce que je me dis de la comédie, oui. Je ne suis pas du tout tranquille par rapport à tout ce que j’observe bien évidemment, mais je dis toujours que ça ne sert à rien de radicaliser les cons. Si on arrive à comprendre qu’un salaud, qu’un type qui fait du mal, peut le faire parce que lui-même est pris dans une logique qui l’écrase ou qui le manipule ; c’est plus intéressant que de désigner les bons et les mauvais. J’ai l’impression que quand on rigole de quelque chose, non seulement on comprend mieux, mais on perçoit également plus profondément, et avec une empathie plus soudaine et constructive.

Après les bateaux gonflables, les petits trains et petits sous-marins présents dans vos précédents films, le jouet occupe ici une place différente…

Dans Les Deux Alfred, le jouet d’enfant devient revendicatif. Le jouet dit non seulement qu’il y a une vie de famille opposée à la vie du travail, mais aussi qu’il ne faut pas prendre notre part d’enfance pour nous infantiliser. Parce que si vous voulez qu’on joue au baby-foot ou au ping-pong sur le lieu du travail, soit… Mais je trouve ça assez agressif en fait, ces gens sommés de se comporter comme des enfants sur leur lieu de travail..

« J’ai l’impression que quand on rigole de quelque chose, non seulement on comprend mieux, mais on perçoit également plus profondément »

Il y a, dans presque tous vos films, un objet non identifié dans lequel vos personnages trébuchent, la glaviole. Dans Les deux Alfred, elle est remplacée par un drone. D’où vient cette répétition ?

C’est venu juste avant une prise (sur le tournage de Liberté-Oléron, ndlr). Je cherchais un truc par terre pour que le personnage se prenne les pieds dedans, je me disais que ça allait casser le rythme de la scène, que ça pouvait être intéressant… Et le mot est venu pendant la prise. C’est marrant cette figure de comédie d’un truc qui se casse la gueule. Comme la marche cassée dans l’escalier chez Hergé. Et dans le film de Capra que j’ai vu hier (Vous ne l’emporterez pas avec vous, 1938), il y a ce cadre « Home Sweet Home » qui tombe régulièrement et que tout le monde remet droit. Chacun a son petit objet… Comme un running gag.

Vous partagez l’écran avec votre frère. Qu’est-ce qui a changé en vous pour que vous vous donniez plus de place en tant qu’acteur ?

C’est une question de confiance en soi que je n’avais pas suffisamment avant pour endosser un rôle important. Je ne me sentais pas, d’ailleurs je ne me sens toujours pas comédien, et j’étais dans l’admiration de mon frère, je le suis toujours, je trouvais qu’il était mieux à même de porter les films que moi en tant qu’acteur principal. Le vrai saut en avant a été de faire Comme un avion, parce que là j’étais le personnage principal justement, et ça a été vraiment important pour moi. Je me suis senti capable de porter le rôle plutôt que de demander à Denis de le faire.

Comment arrivez-vous à combiner le jeu et la réalisation ?

Ce n’est pas si compliqué bizarrement. Je comprends mieux Clint Eastwood, Woody Allen, ou d’autres maintenant. Ça fait partie intégrante. Il n’y a pas de division du travail. C’est tout à fait naturel et c’est même très agréable de jouer dans le plan qu’on a mis en scène parce qu’on le voit de l’intérieur. Ça fluidifie l’ensemble, on imprime un rythme, on reçoit celui des autres. On apprécie bien mieux une prise en étant participant qu’en étant derrière son combo. C’est un surcroît de fatigue. Le soir quand la journée est finie il faut encore apprendre son texte pour le lendemain. On souffle moins. Mais pour le reste, on est encore plus artisan de son art et je trouve ça plutôt agréable.

C’est difficile de se retenir de toucher à tout ?

Je pense que beaucoup de réalisateurs ont une frustration de ne pas jouer, ou de ne pas cadrer. J’ai toujours envie de cadrer. Je ne le fais pas parce qu’il faut que je sois disponible avec les comédiens, mais c’est super dur de déléguer le cadrage. Un réalisateur aimerait peut-être aussi monter le film complètement… Enfin moi ce n’est pas mon cas, mais je sens une inspiration, un moment hégémonique, à chaque endroit du travail. Depuis mes débuts j’ai quand même appris que mes films étaient bien meilleurs que ce que j’aurais imaginé grâce à l’apport des autres dans les décors, les costumes, la lumière, la musique, le montage… Un film est une œuvre collective. Et puis quand bien même je serais hyper bon en montage, par exemple, je travaillerais toujours avec d’autres, parce que la contradiction débouche sur quelque chose qui n’était pas prévu. Ça m’attriste toujours d’obtenir ce que je voulais… C’est un peu ennuyeux.

« Je travaillerais toujours avec d’autres, parce que la contradiction débouche sur quelque chose qui n’était pas prévu. »

En plus de votre frère, vous vous êtes constitué une vraie famille que vous retrouvez à presque chacun de vos tournages. Est-ce pour cultiver une notion de jeu et d’amusement ?

Il y a un paradoxe un peu pénible dans le cinéma : on est soumis à une telle pression, du temps, de l’argent, des plans de travail, que même avec les meilleurs amis du monde, quand ça commence, on ne s’amuse plus. Je trouve ça très dur en fait. On est dans une nécessité de rendement terrible. J’ai moins de temps qu’avant pour faire les films, donc c’est une course. Et c’est un tiraillement parce que c’est le moment où je retrouve des gens que j’aime. Parfois je suis presque désolé de na pas pouvoir rigoler en dehors des prises, à la cantine, parce que je suis en train de penser à l’après-midi… Du coup si je rappelle tous ces gens-là c’est parce qu’en plus de bien faire les choses, ils vont faire des choses que j’ai oublié d’anticiper. On se connaît, donc il n’y a pas tout ce protocole de politesse, et ça me fait gagner du temps.

Trouvez-vous plus de plaisir dans l’écriture ?

L’écriture c’est pour moi une étape super dure, pendant laquelle je suis souvent très seul. Il y a beaucoup de frustration quand on écrit un scénario. Un écrivain arrive à quelque chose de fini le soir, alors que nous, ce qu’on est en train de pondre, c’est un embryon de film. C’est totalement inabouti. Entre le moment où j’écris une scène et le moment où je la filmerai, il faut compter un an. Est-ce qu’on sera encore dans ce désir-là dans un an, il va se passer tellement de chose d’ici là, tout le monde ne sera plus libre, on n’aura pas l’argent… Mais il y a une phase que j’aime, de plaisir pur. J’en ai deux même. La première c’est quand on pose des musiques au montage et que ça transcende la scène. Je me fais une petite collection de musiques et je ne mets pas celle que j’imaginais. Je rebats les cartes… Et puis il y a la phase de mixage. Parce que c’est pareil, on a tout sous les doigts. Toutes les pistes sont posées, l’image est calée, et on est dans la finesse de l’ajustage… Dans le non-dit. Les idées de mixage ne sont que rarement formulées par les spectateurs, et ça aussi j’aime beaucoup.

Votre frère est-il parfois à l’initiative de vos projets ?

Non, c’est toujours moi. J’ai besoin d’être à l’origine du projet vu que je vais m’engager sur trois ans. Et puis aussi parce que Denis n’est pas très à l’aise avec la mécanique scénaristique. Il n’est pas bon dans la construction, dans les enjeux, l’arche narrative… Ce n’est pas son truc. Là où l’on se retrouve avec bonheur, c’est dans les dialogues. Dans les dialogues, vraiment on joue tous les deux. On s’amuse.

Les Deux Alfred est en salle le 16 juin

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