Le mystère von Bülow, cadeau empoisonné

De retour en salles en version restaurée, Le Mystère von Bülow,
fameux thriller du début des années 90, illustre l’obsession de son
réalisateur Barbet Schroeder pour la séduction du mal.
Attention, c’est contagieux.

Par Michael Patin

Temps de lecture 5 min

Le mystère von Bülow

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Barbet Schroeder est aimanté par les personnages-limites. Réels ou imaginaires, ils peuplent la filmographie du Suisse, qui n’a pas hésité à se mettre en danger, en tant qu’homme pensant et cinéaste agissant, pour mettre en échec notre tentation de confort moral. Bien sûr, il nous dirait qu’il n’aime pas tous ceux qu’il filme, qu’il se contente de ne pas les juger, partant du principe que le Mal n’est jamais plus terrifiant que quand il s’expose de lui-même (c’est particulièrement vrai pour Le Vénérable W, son dernier documentaire de 2017, sur le moine bouddhiste à l’origine de la persécution de la minorité rohingya en Birmanie). Mais il ne peut nier qu’il les cherche, tel un cartographe des gouffres de l’âme humaine, mettant en scène sa propre fascination pour atteindre ses cibles. Ainsi, quand le sanguinaire Idi Amin Dada faisait le show dans son ahurissant Autoportrait (1974), Barbet riait, et cette réaction galvanisait le dictateur ougandais, qui riait encore plus fort. On perçoit aussi, dans L’avocat de la terreur (2007), la jubilation qu’il prend à jouer au bras de fer psychique avec Jacques Vergès. Quant à ses films de fiction, de La Vierge des tueurs à Kiss of death, ils ne seraient pas aussi perturbants sans sa capacité à tenir sur le fil du rasoir, d’où il peut regarder les monstres dans le noir des yeux.

Au milieu des années 80, Schroeder trouve dans le cirque médiatique américain une nouvelle figure à accrocher à son tableau de chasse : Claus von Bülow. Ce Britannique au visage froid et aux moeurs étranges, issu de l’aristocratie danoise, est accusé de tentative d’empoisonnement sur sa femme, la riche héritière Sunny von Bülow, plongée dans le coma suite à une injection d’insuline. Reconnu coupable lors de son premier procès en 1982, il fait appel à Alan Dershowitz, professeur de droit de Harvard, qui construit une défense inédite et obtient son acquittement lors d’un second procès en 1985. Ce qui n’empêchera pas la méfiance et la haine de subsister dans l’opinion. Obsédé par les détails de cette affaire (il collectionne les témoignages et coupures de presse), Schroeder rencontre le scénariste Nicholas Kazan (Comme un chien enragé), qui travaille sur une adaptation du livre de Dershowitz, Reversal of fortune. Les planètes s’alignent pour donner naissance à l’un des films hollywoodiens les plus radicaux de son époque, couronné par un succès critique tel que Schroeder n’en avait jamais connu auparavant.

L’obsession de Schroeder pour l’ambiguïté
du mal rencontra le prosaïsme
sensationnaliste de Hollywood

Argent, célébrité, vices, drogues, mensonges, trahisons, méandres juridiques et coups de théâtre : Le Mystère von Bülow serait aujourd’hui le sujet idéal d’une série documentaire “true crime” sur Netflix. Soit tout l’inverse de l’approche choisie par Schroeder et Kazan, qui ont lutté contre eux-mêmes pour que la reconstitution des faits (une précision à laquelle ils étaient tenus par contrat) ne bride jamais leur liberté à produire de la fiction. D’abord en préférant le mystère des coulisses aux procès eux-mêmes (presque absents du montage final), mettant en scène la relation entre Dershowitz et von Bülow comme l’affrontement de deux forces opposées – d’un côté, l’énergie et l’éthique de l’avocat juif new-yorkais, de l’autre, le masque et les secrets de l’aristocrate britannique. Ensuite en recourant à tous les moyens subjectifs du cinéma : caméra omnisciente du générique de début, musique presque horrifique, éclairages savants (les extérieurs restent toujours visibles), flashbacks sur le passé du couple von Bülow, sans oublier la voix off prise en charge par Sunny depuis son coma… Un clin d’oeil à Sunset boulevard, qui montre bien que Schroeder recherche une vérité supérieure que seule l’illusion filmique (et non la réalité documentaire) permet d’approcher.

Mais la plus grande audace du réalisateur, celle qui fait du Mystère von Bülow bien plus qu’un excellent thriller, c’est sa manière d’épouser le ton et le tempo du personnage principal (magistralement interprété par Jeremy Irons). C’est parce qu’il a de l’affection pour cet homme potentiellement diabolique, et valorise son ambiguïté charismatique, qu’il réussit à maintenir jusqu’au bout la fascination et l’indécision du spectateur, renvoyant chacun à ses propres mensonges. C’est aussi ce qui lui permet d’occuper deux genres que la logique hollywoodienne voudrait qu’il ignore face à un matériau aussi “touchy” : d’une part le mélodrame, lorsqu’il retrace les amours dangereuses du couple von Bülow – dont une inoubliable scène de garden party perturbée par un tigre ; de l’autre, la comédie, suscitée en grande partie par von Bülow et son humour à froid, qui conclut le film sur une ultime boutade ironique et morbide – “mettez-moi aussi une capsule d’insuline”, dit-il à une caissière qui le reconnaît avec effroi, avant de lui signifier qu’il la… fait marcher (et on court tous).

Ainsi, le temps d’un film, l’obsession de Schroeder pour l’ambiguïté du mal rencontra le prosaïsme sensationnaliste de Hollywood, et réussit à le miner de l’intérieur. Aujourd’hui encore, c’est parce qu’il est divertissant que Le Mystère von Bülow dérange, et parce qu’il dérange qu’il questionne nos attentes en matière de divertissement. Bien sûr, cet état de grâce funambulesque ne pouvait pas durer – le génie de l’entrisme, chez Schroeder comme chez Verhoeven, finir toujours par s’épuiser dans la bataille. Reste cette délicieuse dose de poison, à s’inoculer d’urgence chaque fois que le cinéma mainstream américain vous dégoûte du cinéma tout court.

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