La Voix humaine, de Pedro Almodóvar

LES COURTS DES GRANDS

Un court-métrage de Pedro Almodóvar, La Voix humaine, est disponible en VOD. Entre expérimentation, récréation et prestige, quelle place occupe le format court chez les réalisateurs confirmés ?

Par Paul Rothé et Caroline Veunac

Temps de lecture 10 min

La Voix humaine

Bande-annonce

Le nouvel Almodóvar est une libre adaptation de la pièce de Jean Cocteau La Voix humaine. Et c’est un court-métrage. En glissant un film de 29 minutes entre Douleur et Gloire, son précédent long, et Madres Paralelas, son prochain, qu’il tourne en ce moment avec sa muse Penélope Cruz, le maître espagnol tord le cou à l’idée qui voudrait que le film court soit exclusivement le terrain de jeu des cinéastes débutants, un exercice pour se faire la main avant d’entrer dans la cour des grands.  Après tout, Manoel de Oliveira n’avait-il pas 105 ans, et déjà plus de 65 films à son actif, lorsqu’il réalisa, en 2014, O Velho do Restelo, un film de vieillesse de 20 petites minutes ? Si les courts-métrages signés par des cinéastes installés semblent se multiplier ces derniers-temps – notamment sous le joug d’une pandémie qui complique les tournages habituels -, la pratique n’est en réalité pas neuve. Plus léger à produire, le court-métrage a toujours présenté une parenthèse fertile aux réalisateurs confirmés.

Pour beaucoup d’entre eux, c’est d’abord un terrain d’expérimentation formelle, où ils jouissent d’une plus grande liberté. Dans le sillage de Man Ray, photographe innovateur qui lui, ne réalisa quasiment que des courts-métrages (dans Le Retour à la Raison, en 1923, l’artiste surréaliste exploite sur pellicule le procédé photographique de la « rayographie »), les cinéastes-chercheurs que sont en vrac Godard, Varda, ou Lynch, n’ont jamais cessé de réaliser des courts-métrages, même une fois la consécration venue. Dans Je Vous Salue Sarajevo (1993), JLG s’appuie sur une unique photo, sur laquelle il lit un texte. Dans Fire (PoZar) (2020), le réalisateur et peintre David Lynch décline l’atmosphère de ses toiles en animation. Quant à Agnès Varda, son parcours est jalonné d’essais cinématographiques sous la forme de films courts, parfois conçus comme des hommages – à Cuba dans Salut les Cubains (1963), à la Cinémathèque française dans T’as de beaux escaliers, tu sais (1986)ou encore à son chat dans Hommage à Zgougou (2002).

Comme un instantané, dense, intense, potentiellement saisissant, le court-métrage se prête bien aux déclarations d’amour ou d’admiration. Cette fonction d’hommage – tribute dirait-on en anglais –, on la retrouve chez Christopher Nolan qui met à l’honneur ses confrères cinéastes, les frères Quay, dans un court-métrage documentaire de 2015. Ou, dans un autre registre, chez Steven Spielberg, qui érige un petit monument aux vétérans de guerre avec A Timeless Call, un court tourné pour la convention démocrate de 2008. De l’hommage à la fonction publicitaire il n’y a qu’un pas, que nombre de grands réalisateurs franchissent avec plus ou moins de bonheur, posant le tampon de leur style sur une réclame pour vendre un paquet de pâtes (Pastas Ardillas, Almodóvar, 1996), un flacon de parfum (Lady Blue Shangai, Lynch, 2010) ou un pull de Noël H&M (Come Together : A Fashion Picture in Motion, Wes Anderson, 2016). David Fincher, qui vient de la pub, a continué à en réaliser jusqu’en 2014 ; Spike Jonze navigue librement du film à la pub en passant par le vidéo clip… Faut-il nécessairement considérer chaque court à vocation commerciale de ces réalisateurs comme une facette de son œuvre ? La réponse se donne au cas par cas, et parfois, elle tombe sous l’évidence : quand, en 2019, Paul Thomas Anderson livre Anima, un court-métrage visuellement éblouissant tourné pour accompagner la sortie de l’album solo de Thom Yorke, c’est indéniablement du cinéma.

La commande, qu’elle soit publicitaire ou strictement artistique, a des vertus stimulantes, et permet parfois à ceux qui la passent de jouer un rôle de curateur en constituant de prestigieuses collections. C’est le cas d’Anthony Vaccarello, directeur artistique de la maison Yves Saint-Laurent, dont le projet Self héberge des courts-métrages réalisés par Abel Ferrara et Wong Kar Wai. Ou encore de la Viennale, qui fait régulièrement appel à un grand réalisateur pour imaginer son trailer, de Chris Marker en 2012 (Kino) à Abel Ferrara – encore lui ! – en 2017 (Hans), en passant par Lav Diaz en 2018 (The Boy Who Chose The Earth). D’ailleurs, si le confinement lié à la Covid-19 a vu une recrudescence du court-métrage de prestige, c’est en partie à l’initiative d’institutions qui ont sollicité les cinéastes pour tourner des films à domicile. Ainsi Paolo Sorrentino, Ladj Ly, Naomi Kawase et quatorze autres réalisateurs ont-ils télétravaillé pour l’anthologie de courts-métrages Homemade, lancée par Netflix. Et si la Covid, en bouleversant le secteur de la production, déclenchait une épidémie de court-métrages chez les grands réalisateurs ? À en croire les projets de Pedro Almodóvar, on n’est pas loin de la vérité : après ses deux prochains longs, il a déjà deux autres courts en préproduction.

La Voix humaine (Pedro Almodovar, 2020)

À l’aube de la Movida, à la fin des années 70, le jeune Pedro Almodóvar enchaîne les courts-métrages : Las tres ventajas de PonteSexo va, sexo vieneSalomé (1978)… Avec La Voix humaine, en quête de liberté artistique, et peut être d’un coup de vent frais après l’atmosphère crépusculaire de Douleur et Gloire, son autoportrait en cinéaste reclus, le Madrilène renoue avec le format de ses débuts. Dans cette adaptation de Cocteau, il expérimente : il tourne en anglais pour la première fois, montre le plateau de tournage pour être fidèle à la pièce de Cocteau (une figure de style entraperçue à la fin de Douleur et Gloire), ferme les yeux sur quelques placements de produits… Et comme à son habitude, met en scène comme on peint, fidèle à sa riche palette de couleurs. Mais rien n’est fait : le changement de format ne parvient pas à chasser le sentiment du temps qui passe qui se faisait jour dans Douleur et Gloire : à travers le personnage d’actrice délaissée interprété par une Tilda Swinton époustouflante, le film se laisse envahir par la peur du vieillissement et du déclin.

Disponible en VOD

New-York, New-York (Spike Lee, 2020)

Courts, longs, clips (notamment Headlights, d’Eminem avec Nate Ruess en 2014), fictions, documentaires… Spike Lee fait feu de tout bois, déclinant sa verve engagée dans tous les formats. En 2020, il prend sa caméra et brave le confinement, caméra Super 8 au poing, pour filmer les rues des cinq quartiers de New York. Le résultat, un montage de 3 minutes balancé sur sa page Instagram, est une déclaration d’amour à la ville star de son cinéma ainsi qu’aux personnels soignants. Un peu facilement couvert par la voix de Sinatra chantant New York, New York, ce court-métrage, à défaut d’être révolutionnaire, incarne un geste de cinéma spontané, de la part de celui qui présidera, après l’année ratée de 2020, le jury du prochain Festival de Cannes.

Disponible sur https://www.instagram.com/officialspikelee/?hl=fr

Homemade (Paolo Sorrentino, 2020)

Parmi les dix-sept courts-métrages de confinement qui constituent l’anthologie de Netflix Homemade, celui de Sorrentino est l’un de nos favoris. Le Napolitain, qui a déjà plusieurs courts à son actif (La notte lungaLa partita lenta…), s’empare de ce qu’il a sous la main pour faire du cinéma : en l’occurrence, un téléphone portable pour filmer et deux petites figurines pour jouer la comédie, l’une d’Elizabeth d’Angleterre, l’autre du Pape. Et quand une reine rencontre un souverain pontife… Flirt, considérations existentielles et débat pour savoir s’il faut regarder The Crown ou Les Deux Papes : Sorrentino s’amuse comme un petit fou (et nous amuse au passage) avec son bricolage, poursuivant le ton sarcastique des dialogues de sa série The Young Pope/The New Pope. Avec l’évier en guise de piscine et des jouets inanimés, il parvient à donner vie à son film et une âme à ses personnages.

Disponible sur Netflix

Nimic (Yorgos Lanthimos, 2019)

Si le film fait maison de Paolo Sorrentino a des airs de récréation, Nimic, réalisé par Yorgos Lanthimos, ressemble davantage à un laboratoire pour le réalisateur grec. Une miniature du cinéma qu’il développe depuis près de quinze ans dans ses longs, de Canine (2009) à Mise à mort du cerf sacré (2017), où il peut creuser son univers dérangeant et angoissant. Dans ce court-métrage de douze minutes, Matt Dillon incarne un violoncelliste dont la vie est dérobée par une femme qui, comme le bernard-l’ermite investit des coquilles qui ne sont pas siennes, lui vole sa famille, son travail et sa maison. Entre les lignes, l’idée que rien ni personne n’est irremplaçable : même quand la femme ruine un concert avec ses fausses notes, les applaudissements sont nourris. Un commentaire empreint de modestie du réalisateur sur lui-même ? Si c’est le cas, qu’il se rassure : avec son style bien à lui, où les zooms et le grand angle insufflent un sentiment d’étrangeté, le chef de file du New Weird Greek Cinema est en train de devenir irremplaçable sur la carte du cinéma mondial, où il vient de poser ce nouveau pion.

Disponible sur MUBI

Blue (Apichatpong Weerasethakul, 2018)

Apichatpong Weerasethakul est surtout connu pour ses longs-métrages, dont Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, Palme d’or à Cannes en 2010. Mais ce sont les arbres qui cachent une forêt de court-métrages et d’installations vidéo, auxquels l’artiste thaïlandais consacre l’essentiel de son temps. Parmi ses dernières œuvres courtes, Blue, produit par de l’Opéra de Paris dans le cadre de « 3è Scène ».  On y découvre une femme allongée en proie à l’insomnie, entourée de toiles représentant des temples et des sentiers, dont les draps se mettent à s’embraser. Bruits de la jungle, crépitement du feu de plus en plus présent tandis que la femme, enfin tranquille, semble s’être éteinte… On retrouve dans Blue la patte onirique du réalisateur de Tropical Malady. Les sons, les lumières et les odeurs, qu’on finit presque par imaginer remonter jusqu’à nous, font de ce film une expérience immersive. Un petit trip sensorielle en attendant le prochain long de Weerasethakul, Memoria, avec Tilda Swinton.

Disponible sur https://www.operadeparis.fr/3e-scene/fiction/blue

The Fall et Strasbourg 1518 (Jonathan Glazer, 2019)

Dans la famille des réalisateurs-clippeurs, Jonathan Glazer, pas  très loin de Michel Gondry ou Spike Jonze, passe aisément de la pub au clip, pour revenir au cinéma. Le court-métrage, donc, le réalisateur d’Under The Skin maîtrise. Récemment, le cinéma ultra-formaliste (et disons-le un peu branché) du Londonien virtuose s’exprime coup sur coup dans deux films de sept et dix minutes aussi intenses l’un que l’autre. Dans le premier, The Fall, une meute masquée traque un homme avant de le jeter dans un puits abyssal, puis de prendre un selfie avec l’individu capturé. Une parabole du monde des réseaux sociaux où les mises à mort symboliques sont quotidiennes ? La piste contemporaine traverse aussi Strasbourg 1518, son court-étage suivant, inspiré de l’épidémie dansante, étrange évènement survenu en Alsace au 16e siècle, durant lequel des centaines de personnes dansèrent sans se reposer pendant plus d’un mois. En transposant ce fait historique entre les quatre murs de différente appartements, Glazer en fait une illustration du confinement.

Disponible sur MUBI

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