Honeyland
Fragments d’un monde perdu

Nommé aux Oscars, récompensé à Sundance, Honeyland arrive enfin dans nos salles obscures. Plus qu’un docu sur une apicultrice au fin fond de la Macédoine, un grand morceau de cinéma universel et sidérant.

Par Michaël Patin

Temps de lecture 5 min

Honeyland

Bande-Annonce

On reconnaît un grand film documentaire au double regard qu’il convoque, et que seule une pensée rétrospective permet de dissocier : celui qui observe le travail documentaire, et celui qui est aspiré par le film. Pris comme une coupe dans le réel, Honeyland est déjà un tour de force. Mandatés pour créer une vidéo environnementale sur la rivière Bregalnica, en Macédoine du Nord, Ljubomir Stefanov et Tamara Kotevska ont découvert une région oubliée, qu’aucune route ne traverse (bien que située à 20 kilomètres de la capitale Skopje), et où survivent pourtant quelques autochtones qui récoltent le miel selon des méthodes centenaires. C’est ici que vit Hatidze, isolée avec ses abeilles et sa mère paralytique dans un antique village de pierre. Persuadés de tenir là un sujet supérieur à celui pour lequel ils étaient venus, les réalisateurs s’y sont consacrés par fragments, mais avec obstination, quatre années durant.

Car pour ramener jusqu’à nous ces images éblouissantes d’un monde perdu, il fallait d’abord épouser ses diktats : absence d’électricité et d’eau courante, nourriture insuffisante, lumière naturelle sans cesse changeante… Il fallait aussi se plier aux exigences de leur sujet, entre les abeilles sauvages que Hatidze manipule à mains nues (mais qui piquent les étrangers maladroits) et l’ancien dialecte ottoman qu’elle parle, disparu partout ailleurs. Autant d’embûches qui auraient pu décourager Stefanov et Kotevska, mais finissent par jouer en leur faveur : privés d’explications toutes faites, ils portent leur attention (donc la nôtre) sur les gestes, les regards, les sons des hommes et des bêtes, le silence des éléments. Cette démarche-là, à elle seule, justifie les prix récoltés dans les festivals documentaires. Mais c’est surtout son imperceptibilité qui impressionne.

« Trop pictural pour s’arrêter au réel, le film trouve sa dramaturgie entre ces paysages trop grands et l’intimité extrême du village »

Car c’est un autre film qui s’impose à nous dès les premiers plans de Honeyland, pour ne plus nous lâcher pendant 90 minutes. Des plans de western grandioses, puis vertigineux, suivant Hatidze sur un sentier à flanc de falaise jusqu’à une ruche cachée sous la roche. Ce film, déjà trop pictural pour s’arrêter au réel, trouve sa dramaturgie entre ces paysages trop grands et l’intimité extrême du village, où une famille nomade vient poser sa caravane et faire paître son troupeau. L’entente cordiale entre les Sam (un couple et ses huit enfants) et Hatidze, d’abord ravie de cette animation inattendue, va peu à peu se déliter lorsque le père, Hussein, décide à son tour de se lancer dans l’apiculture. C’est la confrontation, à une échelle presque primitive, de l’homme ancien vivant en harmonie avec la nature (Hatidze ne récolte que la moitié du miel, laissant l’autre aux abeilles pour se nourrir et perpétuer leur cycle) avec l’homme moderne utilisant celle-ci pour son seul profit (Hussein veut vendre au plus vite, quitte à déstabiliser l’écosystème).

La métaphore est d’autant plus active qu’elle semble se tisser dans le mouvement de la vie même – hasard capturé par la caméra, subtilement réglé par le montage. Car si Stefanov et Kotevska ne jugent jamais leurs personnages, ils n’oublient jamais non plus de les considérer comme tels. C’est ainsi qu’on tremble lorsqu’une petite fille boit la tasse dans la rivière, qu’on rit quand Hussein construit une antenne radio de fortune, qu’on pleure quand la vieille se lamente de ne pouvoir mourir… Dans cette compénétration idéale du réel et de la fiction, plus proche de l’œuvre d’un Kiarostami que de n’importe quel docu militant, ce n’est pas le dispositif qui sort vainqueur. C’est le cinéma dans ce qu’il a de plus humain et sidérant.

Honeyland, au cinéma le 16 septembre

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