Dans la tête de… Benh Zeitlin

« Grâce à ce film, j’ai vécu pendant sept ans sur Neverland. »

Après Les Bêtes du Sud Sauvage, premier long métrage très remarqué en 2012, l’Américain Benh Zeitlin revient avec Wendy, une réinterprétation du conte de Peter Pan. Le réalisateur nous a parlé de ce nouveau film et nous a confié ses œuvres de chevet. Interview + vidéo.

Interview et montage vidéo : Olivier Tellier

21 juin 2021

Temps de lecture 10 min

Dans la tête de…

Benh Zeitlin

Il y a huit ans, Benh Zeitlin, alors âgé de d’à peine 30 ans, faisait une entrée fracassante sur la scène du cinéma international. Son premier long-métrage, Les Bêtes du Sud Sauvage, remportait la Caméra d’or au Festival de Cannes, quatre nominations aux Oscar et nombre d’autre prix à travers le monde. Le film imposait surtout un imaginaire puissant, allégorique, à la lisière du rêve et du Southern Gothic (ce genre littéraire alliant les paysages du sud étasunien et le fantastique), pour raconter l’histoire d’une petite fille combattant la maladie de son père dans un petit bout de Louisiane menacé par la montée des eaux. C’était à la fois le portrait poétique d’une Amérique de la marge ; et une parabole du désastre écologique annoncé, que la petite héroïne affrontait comme un monstre venu de la nuit des temps.

De la réalité vers le fantastique : avec Wendy, Benh Zeitlin fait un peu le chemin inverse. Partant du conte de Peter Pan, le réalisateur le tire vers un abord réaliste plus proche du cinéma indé américain que de l’imagerie doucement édulcorée de la célébrissime version Disney. Ici, pas de CGI ni de bateau de pirates volant, mais un vieux train rouillé : c’est lui qui emmènera Wendy, une fillette coincée dans le petit restaurant que tient sa mère au bord de la voie ferrée pas loin de La Nouvelle-Orléans, vers l’île des enfants qui ne veulent pas grandir, et vers sa rencontre avec Peter. Raconter l’histoire en prise de vue réelle et faire de Wendy la protagoniste incontestée est dans l’air du temps, Disney préparant de son côté un nouveau film, Peter et Wendy, attendu en 2022. Mais il n’y a rien d’opportuniste dans la démarche de Benh Zeitlin, et son deuxième long-métrage, totalement cohérent avec le premier, confirme ses intentions thématiques et formelles.

Wendy de Benh Zeitlin (2021)

 

Dans Wendy, le réalisateur, qui s’est installé à La Nouvelle Orléans depuis une dizaine d’année, investit à nouveau ce territoire louisianais où la magie se fond avec le réel. Que l’on parte du monde pour aller vers le conte où inversement, chez Benh Zeitlin, ces deux niveaux de perception sont indissociables. Comme un animal changé en machine digne d’un film de Miyazaki, le train emportera Wendy jusqu’au delta du Mississippi, et le fleuve deviendra une voie pour voguer jusqu’à Neverland.  La musique lyrique et virevoltante, que le réalisateur a composé lui-même avec son collaborateur Dan Romer, participe au voyage dans ce pays imaginaire. Et si cette version de Peter Pan, dénuée de fée et d’effets, peut paraître légèrement désenchantée, le merveilleux ressurgit ailleurs, dans le grain de la pellicule, et dans la façon dont la caméra, virevoltante, saisit la vitalité de ces enfants perdus, sauvages et intrépides. Au centre de cette petite troupe de non-acteurs, la jeune Devin France, dans son tee-shirt trop grand, est une Wendy superbe, qui ne cède ni à la peur ni à la tristesse. D’où viennent les visions de Benh Zeitlin ? De quoi sont-elles inspirées ? Nous avons demandé au réalisateur de nous parler de son film. Il nous a aussi confié ses œuvres de chevet, et nous en avons fait une vidéo.

Peter-Pan de Clyde Geronimi, Wilfred Jackson et Hamilton Luske (1953)

 

L’histoire de Peter Pan est connue de tous. Qu’est-ce qui justifiait à vos yeux une nouvelle adaptation ?

C’était vraiment personnel. Quand nous étions enfants, avec ma sœur Elizah (ndlr : qui a co-écrit le film), nous attendions réellement Peter Pan… Nous imaginions qu’il viendrait un jour pour nous emmener à Neverland. Bien évidemment, il n’est jamais venu. On a grandi, mais il existe toujours cette chose douloureuse en nous. Cette chose qu’en tant que créateurs nous essayons de guérir, à laquelle nous tentons de trouver une réponse. Cette idée que l’on ne restera pas éternellement jeunes. Au fond ce film est né du fait que nous voulions encore voir Peter. Alors nous avons essayé de raconter cette histoire pour retrouver ces gens et cet endroit tels que nous les avions imaginés enfants, pour enfin représenter les choses comme elles sont vraiment à nos yeux. Grâce à ce film, j’ai vécu pendant sept ans sur Neverland. J’ai pu vivre mon rêve en quelque sorte. Le paradoxe, c’est qu’on crée les choses telles qu’on aurait voulu qu’elles se passent, et quand elles arrivent, il est nécessaire de les quitter.

L’île a deux facettes, l’une luxuriante et magnifique, l’autre presque post-apocalyptique. Pourquoi cette dualité ?

L’histoire de Peter est à la fois magique et complètement tragique. C’est un peu comme dans la vie. Les gens ne grandissent pas si rien ne provoque un changement en eux. Alors ils s’immobilisent et tout devient rigide. Je voulais créer une île qui illustre ces deux aspects. D’un côté il y a cette île luxuriante, où l’insouciance règne, où l’on est totalement libre. Mais de l’autre côté, tout est figé dans le temps, rien ne se développe, et il y a comme un manque fondamental : Peter peut faire tout ce qu’il veut, mais il n’a pas de famille. Il ne peut pas passer de temps avec ceux qu’il aime. Ce sont des choses que l’on comprend en grandissant.

Down By Law de Jim Jarmusch (1986)

 

L’île n’est pas une création numérique… Où avez-vous tourné ?

À Montserrat (ndlr : dans l’État d’Antigua-et-Barbuda, aux Antilles). Quand on a découvert cette île, c’est tout de suite devenue une évidence. C’était l’île de notre histoire. En 1995, il y a eu une éruption volcanique et tout le monde a quitté la ville. Tout est resté comme au jour de l’éruption. Tout a été figé. Et pour moi, rien ne parle plus de la tristesse de Peter que cette tragédie. C’est vraiment la découverte de cette île qui m’a fait réaliser comment j’allais raconter l’histoire.

Le début du film se passe en Louisiane, comme Les Bêtes du Sud Sauvage. Qu’est-ce que cette région vous inspire de merveilleux ?

Je vis à La Nouvelle-Orléans, donc c’est ma maison. L’une des choses que j’aime, et que je voulais insérer dans le film, c’est le delta. Toutes les lignes de trains des États-Unis viennent jusqu’à La Nouvelle-Orléans, et c’est également un monde très portuaire où transite ce qui vient de l’extérieur. Il y a là une collision de toutes les cultures, avec tous ces voyageurs qui entrent et qui sortent… J’ai la sensation qu’en Louisiane, on ressent constamment que les choses filent vers l’inconnu. Toute la nuit, quand tu dors, tu entends les trains, et tu ne sais pas ce qu’ils font ni où ils vont… Ils transportent des containers. Comme des animaux qui vivraient dans la ville parmi nous et accompliraient des tâches étranges. J’imaginais tellement de choses quand j’étais petit sur ces trains et ces wagons… Alors pour Wendy, qui se sent bloquée dans son monde, c’est irrésistible de se demander ce qui pourrait se passer si elle sautait dedans.

Tourner avec des enfants sur une île en partie sauvage a-t-il été difficile ?

Oui, très difficile ! On a voulu trouver des enfants qui conservent un esprit sauvage, des enfants qui auraient pu suivre Peter… La contrepartie, c’est qu’ils ne tenaient pas en place sur le tournage ! Ils devaient courir, sauter dans l’eau… et c’était une suite sans fin de sottises. Le plus dur, ce n’était pas le volcan, l’eau ou les difficultés techniques. Le plus dur, c’était d’obtenir l’attention des enfants, tout en conservant le côté sauvage de leurs personnages. Il fallait réussir à s’amuser tout en veillant à obtenir ce qu’on voulait.

Les bêtes du sud sauvage de Benh Zeitlin (2012)

 

Vous continuez de tourner en pellicule. Pourquoi ?

J’aime l’argentique. Il n’y a pas de numérique dans Wendy. Nous avons voulu quelque chose de très organique dans le processus. Les bombes, l’environnement… Tout était sur place, et chaque jour était une incroyable entreprise. Quand tu tournes dehors, juste avec ta caméra et tes optiques, et même si tu ne peux pas tout contrôler, tu peux toujours obtenir quelque chose dans l’image qui est inhérent à la pellicule. Ce qui est vraiment très beau. L’autre raison de choisir la pellicule, c’est qu’on allait beaucoup dans l’eau et il y avait finalement plus de risques avec des disques durs qui ne tiennent pas les chocs et craignent beaucoup l’eau.

À quel moment écrivez-vous la musique ?

Pour Les Bêtes du Sud Sauvage, tout comme pour mon court-métrage (ndlr : Glory at Sea), la musique a été composée après le tournage. Là, cependant, il y avait une chanson que les enfants chantent dans le film. Un air que l’on voulait semblable à une berceuse, mais aussi à une grande musique cinématographique. Nous avons dû composer cette mélodie-là avant le tournage, et les autres ont été composées après. Au départ, dans le scénario, il devait y avoir plus de dialogues, plus de conversations entre les enfants. Et puis on a réalisé que ce n’était pas ce qu’ils faisaient. Ils ne s’assoient pas pour parler, ils sont toujours en mouvement. Beaucoup de choses sont dites sans qu’ils ne parlent. Dans tous ces moments, on a mis de la musique, pour retranscrire au mieux ce qu’ils ressentaient et pour faire passer leur énergie.

Quels sont les films qui vous ont le plus influencé pour ce film, et qui ont forgé votre imaginaire en général ?

Il y a eu deux périodes très fortes. D’abord je pense que l’origine de ce film remonte à quand ma sœur et moi nous regardions des VHS enfants, dans la cave de nos parents. Des films comme E.T., L’Histoire sans fin ou encore Willow…Tous ont des créatures incroyablement expressives, une dimension épique, et ce côté fantastique, comme si nos rêves avaient été tournés. Ensuite, plus tard, j’ai vu Down by Law de Jim Jarmush. Et puis Dead Man. Ces découvertes ont bousculé tout ce que je croyais qu’un film devait être. Mais les plus grandes références, qui font que je suis devenu réalisateur et certainement aussi musicien, c’est Underground et Chat Noir Chat Blanc d’Emir Kusturica. Juste parce que j’aime la façon dont le fantastique et la réalité s’entremêlent, et le fait de rencontrer sur un écran ces gens si sauvages et si dingues.

Wendy, en salle le 23 juin.

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