CINETIQUE, les journées du cinéma en mouvement

En attendant Gagarine… petite histoire des films d’immeuble

Somewhere Else et Dulac Cinémas unissent leur force pour vous proposer une sélection hebdomadaire de films, accompagnés d’animations pour nourrir votre projection. Cette semaine sur Somewhere Else, gros plan sur les films où l’immeuble est un personnage à part entière, en attendant la sortie en salles de Gagarine, de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh.

Par Quentin Moyon

Temps de lecture 5 min

Fenêtre sur Cour (Alfred Hitchcock, 1954)

Impossible de ne pas partir du chef-d’œuvre voyeuriste du maître du suspense. Cloué à son fauteuil, jambe cassée oblige, l’inépuisable reporter L.B Jeffries (James Stewart) se met à espionner les faits et gestes des habitants de son immeuble new-yorkais de Greenwich Village. Accompagné de sa fiancée, Lisa Fremont (Grace Kelly), exaspérée par la situation puis prise au jeu, il commence à suspecter le voisin d’en face de sombres agissements. Le doute s’immisce : a-t-il été témoin d’un meurtre ? De cet argument dans lequel chacun pourra se reconnaître (qui n’a pas mater l’appartement d’en face en se faisant des films sur les gens qui y habitent ?), Hitchcock le bien nommé tire une étincelante comédie policière qui se moque de l’impuissance (sexuelle ?) de son héros plâtré. Avec sa façade en briques, ses escaliers à incendie et ses carrés de lumière qui s’allument sur la vie des autres, l’immeuble de fenêtre sur cour donne naissance à un imaginaire cinéphile qui fera référence.

Le Locataire (Roman Polanski, 1976)

Post-hitchcockien, Le Locataire l’est assurément. Tout n’est qu’illusion dans ce film dont l’acteur principal, Roman Polanski lui-même, est absent du générique. Le héros paranoïaque du film, Trelkovsky, qui emménage dans un immeuble d’un quartier populaire de Paris, est l’objet de son imagination, persuadé que tous ses nouveaux voisins n’ont d’autre objectif que de le pousser au suicide. Et la bâtisse elle-même n’existe pas vraiment, puisque les deux étages supérieurs ont été ajoutés pour les besoins du tournage, à l’aide d’un miroir placé à la base du bâtiment. Complètement mental, Le Locataire, qui porte à l’écran le roman de Roland Topor Le Locataire chimérique, porte à son sommet l’obsession de Polanski pour les immeubles et les appartements, déjà présente dans Répulsion (1965) et Rosemary’s Baby (1968). Ici, à travers son double juif polonais persécuté par son voisinage dans le Paris des années 60, l’immeuble devient un lieu hanté par les dénonciations de l’Occupation.

Piège de Cristal (John McTiernan, 1988)

Changement d’ambiance dans ce sommet du film d’action eighties, où Bruce Willis alias John McClane, un flic new yorkais venu reconquérir sa femme, se retrouve enfermé dans une tour de downtown L.A. avec une bande de méchants terroristes-cambrioleurs. Version gentil contre méchants de La Tour infernale, film catastrophe emblématique des année 70, le premier volet de la série des Die Hard met à l’ordre du jour le motif de l’immeuble comme piège géant, que l’on retrouvera sous de multiples déclinaisons dans les années 90 et ultérieurement de façon plus ou moins spectaculaire, de Cube à Panic Room, puis à Mission Impossible : Protocole fantôme. Conduits d’aération, ascenseurs, cages d’escaliers, façades vitrées… L’immeuble et ses entrailles deviennent un décor de cinéma à part entière, un terrain de jeu particulièrement ludique, tourné jusqu’à la dérision des années plus tard Eric et Ramzy dans La Tour Montparnasse infernale, qui synthétisera joyeusement tous les avatars du genre.

Delicatessen (Caro et Jeunet, 1991)

Dix ans avant Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain et son petit monde sous cloche, qui sera lui aussi axé sur la vie d’un quartier et d’un voisinage, Jean-Pierre Jeunet, accompagné de son binôme Marc Caro, signait déjà un film d’immeuble. Dans cette comédie de science-fiction, on suit Louison (Dominique Pinon), un joueur de scie musicale naïf, qui cohabite, dans un immeuble de banlieue parisienne planté au milieu de nulle part, avec une galerie de personnages hauts en couleur. Monsieur Potin, qui vit au milieu des grenouilles et des escargots ; les frangins Kube et leurs boîtes à meuh artisanales ; ou encore la douce Julie et son boucher de père, effrayant propriétaire du fameux Delicatessen… Le film permet à Jeunet et Caro de formaliser leur signature esthétique, à base de courte focale qui déforme les visages et de filtres moutarde pour un fini à la fois surréaliste et inquiétant.

[REC] (Jaume Balagueró, Paco Plaza, 2008)

Sensation 2008 du cinéma d’horreur, [REC] croise habilement la mode du found footage et les codes du cinéma catastrophe, à travers l’histoire d’une équipe de télé enfermée dans un immeuble madrilène possédé par des forces démoniaques. Le film de Jaume Balagueró joue la carte du confinement avant l’heure et utilise son décor pour mieux créer un sentiment claustrophobique. Également influencé par le jeu vidéo (il sera d’ailleurs décliné sous cette forme), ce film d’horreur oppressant renouvelle le motif de la maison hantée isolée au fond des bois, en la transformant en immeuble en plein milieu de la ville. Malin !

High Rise (Ben Wheatley, 2015)

Fleuron du cinéma britannique mal élevé, Ben Wheatley, toujours à la lisière du cinéma de genre et du commentaire social, plante le décor de High Rise dans une tour londonienne à peine achevée, dans les années 70, où emménage le Dr Robert Laing (Tom Hiddleston). Mais ici, les étages de l’immeuble sont des indicateurs de l’échelle sociale. Et tandis qu’une rivalité féroce se noue avec ses voisins, il découvre ce dont il est capable pour maintenir son standing. À la manière du Snowpiercer de Bong-Joon Ho, mais en position verticale, ce film très stylisé matérialise par un immeuble de 40 étages la stratification sociale. La forme érectile du bâtiment semble matérialiser la cupidité qui va bientôt s’emparer de la société britannique avec l’arrivée de Thatcher au pouvoir, et l’essor de l’ultra-libéralisme.

Gagarine (Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, 2020)

Dans leur premier long-métrage, couronné du label Cannes 2020, les réalisateurs Fanny Liatard et Jérémy Trouilh mettent en application une méthode de travail rôdée sur leurs courts-métrages, qui consiste à cocréer le film avec les habitants d’un quartier. Cette fois, ils installent leur caméra dans la Cité Gagarine d’Ivry-sur-Seine, grand ensemble emblématique de la ceinture rouge parisienne, historiquement communiste, quelques mois avant sa démolition en 2019. Là, ils inventent l’histoire d’un jeune garçon prénommé Youri, passionné par la conquête spatiale, qui, délaissé par sa mère, refuse de quitter l’immeuble et s’évade dans son imaginaire. En mêlant les habitants de la cité et des acteurs (comme Finnegan Oldfield), le quasi-documentaire et la science-fiction spielbergienne, le duo de cinéastes signe un beau film qui prend en compte la réalité de la banlieue sans la condamner au réalisme à ras de bitume, où l’immeuble devient le corps vivant d’une communauté humaine sur le point d’être dispersée.

Gagarine, en salles en 2021

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