Abel Ferrara – Le retour de l’Ange de la vengeance

Alors qu’Abel Ferrara est attendu à Cannes avec son nouveau film Tommaso, une collection DVD permet de redécouvrir deux de ses premières œuvres, New York 2 Heures du matin et surtout, le sublime L’Ange de la Vengeance.

Par Caroline Veunac

Temps de lecture 4 min.

Abel Ferrara

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Tommaso, le dernier film d’Abel Ferrara avec Willem Dafoe, est un long-métrage relativement autofictionnel qui raconte la vie du cinéaste en Italie, débarrassé de ses addictions et adepte de la méditation et du yoga. Il est donc amusant de se replonger dans ses œuvres de jeunesse qui dressent un tout autre portrait du réalisateur new-yorkais. Dans Driller Killer (1979), un artiste torturé trucide les SDF de son quartier avec une perceuse électrique. Dans L’Ange de la Vengeance (1981), une fille victime d’un double viol arpente les rues pour abattre des hommes avec un calibre 45.

Le talent d’Abel Ferrara
se nourrit de sa marginalité

Dans L’Ange de la Vengeance (1981), une fille victime d’un double viol arpente les rues pour abattre des hommes avec un calibre 45. Dans New York 2 Heures du Matin (1984), un tueur passionné de kung-fu agresse des strip-teaseuses au couteau. Pas de doute : la filmographie précoce d’Abel Ferrara porte l’influence de Taxi Driver. Sorti en 1976, le film de Scorsese lance la mode des histoires de psychopathes frustrés et puritains, qui, à la suite de Travis Bickle, entendent nettoyer New York de sa fange de dépravés. Le motif est présent dans Cruising, de William Friedkin, où le meurtrier cible les bars gays SM, ou dans Maniac, de William Lustig, sur un tueur de femmes traumatisé par sa maman prostituée. Mais juste avant ces deux films réalisés en 1980, c’est Abel Ferrara qui ouvre le bal avec Driller Killer. Et l’identité italo-catholique qui infuse ce premier long-métrage fait alors du réalisateur de 30 ans le petit frère le plus évident du Scorsese de Taxi Driver.

De la même manière que Scorsese a trouvé en Paul Schrader, l’auteur du script de Taxi Driver (et plus tard de ceux de Raging Bull, La Dernière tentation du Christ et À tombeau ouvert), le parfait porte-plume de ses obsessions judéo-chrétiennes, Abel Ferrara partage sa sensibilité d’enfant de chœur transgressif avec son fidèle scénariste, Nicholas St. John, de son vrai nom Nicodemo Oliverio. Acoquinés au lycée puis à la fac, les deux cinéphiles fous de Pasolini font équipe dès le premier long officieux de Ferrara en 1976, un porno auto-produit baptisé 9 Lives of a Wet Pussy. Puis trois ans plus tard, c’est Driller Killer. Filmé pour trois dollars six cents dans l’appart de Ferrara à Union Square et interprété par le réalisateur lui-même, le film pose les bases de son cinéma : une captation rugueuse du New York de la rue, lardée d’explosion onirico-mystiques où cohabitent outrancièrement la violence, le sexe et l’iconographie religieuse.

Mais c’est véritablement L’Ange de la vengeance, sorti deux ans plus tard, qui propulse Ferrara hors du ghetto du cinéma d’exploitation et rend manifeste sa qualité de cinéaste-artiste. Le film est aujourd’hui réédité en DVD et Blu-Ray aux côtés de New York 2 Heures du Matin, sorti trois ans après, et de ces deux métrages eighties, il est indéniablement le plus beau. Celui dans lequel la dialectique scorsesienne du péché et de la rédemption se voit reformulée de la manière la plus originale. Héritier également du courant rape and revenge des années 70, cette vague de films où des victimes de viol retournent l’arme contre leurs agresseurs, L’Ange de la vengeance met en scène une jeune femme muette, Thana qui, après avoir été violée deux fois dans la même journée, se transforme en machine à tuer.

Une justicière dans la ville
Comme dans Un Justicier dans la ville (1974), où Charles Bronson est endeuillé par l’agression de sa femme et de sa fille, la quête de vengeance se transforme en errance meurtrière dans un paysage de grande cité américaine. Sauf que la vigilante est une femme. Et que les ruelles, diners pourris, parcs déserts, voitures et cul-de-sac dessinent l’atmosphère malsaine et la géométrie piégeuse d’une jungle urbaine où ce sont les femmes que l’on traque. Dès l’ouverture, une scène de harcèlement de rue quasi-documentaire, et tout au long d’un film où le corps féminin fait l’objet de regards et de commentaires incessants, L’Ange de la Vengeance déroule un propos ouvertement féministe. Parti-pris annoncé dans le titre original du film, Ms. 45, qui fait usage du terme de civilité Ms. (prononcé « Miz »), préféré au paternaliste Miss et au matrimonial Mrs. par les féministes des années 70 (Gloria Steinem en fit même le nom du magazine qu’elle créa en 1971). Si L’Ange de la vengeance insiste sur la viralité de la violence masculine (Thana est violée par deux agresseurs différents en quelques heures), il secoue aussi par son côté retors. Thana ne se contente pas de chercher ses violeurs, mais d’éliminer tout ce qui ressemble à un sale type, pour bientôt s’en prendre à n’importe quel macho potentiel qui croise son chemin. À la fin, c’est pour les hommes – tous les hommes – que la ville est devenue un terrain miné. Comme programme d’action, c’est assez radical, mais comme proposition théorique, on peut y trouver matière, après Me Too, à repenser les rapports hommes-femmes en milieu urbain. Le plus dérangeant, c’est peut-être que ce féminisme affiché s’entremêle à la symbolique religieuse de la vierge et de la pute, lorsque Thana revêt une robe de nonne sur ses porte-jarretelles. Ce changement de  costume s’accompagne de la métamorphose de l’actrice Zoë Lund (figure maudite du cinéma de Ferrara, elle co-signera le scénario de Bad Lieutenant avant de mourir d’une overdose), dont la pure jeunesse se pare peu à peu d’une féminité plus agressive.

Affligée des projections que les hommes font sur les femmes, l’héroïne de Ferrara se les approprie pour mieux les leur renvoyer en pleine face, sous la forme d’une balle de revolver. Et sa descente aux enfers parano façon Travis Bickle (on la voit même s’entraîner à pointer son arme devant son miroir) finit par subvertir plus franchement le puritanisme encore à l’œuvre dans Taxi Driver. Parti d’une facture presque documentaire, le film se termine en apothéose symboliste et transgenre, lors d’une scène de fête d’Halloween où la religieuse au calibre 45 se retrouve encerclée par un homme en robe de mariée et une femme tenant un couteau entre les jambes.

Version hollywoodienne un peu fadasse
Cette déflagration très cinématographique ne se retrouve pas, hélas, dans New York 2 Heures du matin, premier film hollywoodien de Ferrara. Dans ce thriller où Tom Berenger, ancien boxeur reconverti en agent de strip-teaseuse, tente de protéger Melanie Griffiths de l’agresseur au couteau qui s’en est pris à ses copines, tout ce qui était dérangeant dans Ms. 45 se retrouve normalisé. La scénarisation clichetonneuse, à base de flics et de mafieux, prend le pas sur la grammaire visuelle qui faisait la singularité de L’Ange de la Vengeance. Pour laisser la part belle au héros « positif » incarné par Berenger, le tueur façon Travis Bickle devient l’antagoniste. Et tandis que L’Ange de la Vengeance faisait le choix judicieux de traiter les violeurs comme des types lambda à la personnalité interchangeable, New York 2 Heures du Matin tente maladroitement de mythologiser son serial-coupeur, qui n’en reste pas moins fadasse. Reste l’érotisme bien chorégraphié des scènes de strip-tease de Melanie Griffith, dont on ne peut qu’admirer le mélange d’audace et d’ingénuité, et l’ébauche d’une romance lesbienne qui n’aurait pas du tout plu aux studios, expliquant en partie la distribution désastreuse du film.

Revoir L’Ange de la Vengeance et New York 2 Heures du matin, c’est comprendre que le talent d’Abel Ferrara se nourrit de sa marginalité. De ce point de vue, on ne peut que se réjouir que son nouveau film Tommaso, annoncé comme une chronique de sa vie à Rome, où il s’est installé après le 11 septembre, soit présenté à Cannes en séance spéciale. Et que la rétrospective que le MOMA lui consacre en ce moment, baptisée Abel Ferrara Unrated, se concentre sur ses œuvres les moins mainstream, notamment celles dont l’exploitation en salles a posé problème. Au plus grand festival du monde mais par la petite porte, dans le musée le plus chic de New York mais comme un voleur… Tout va bien, en 2019, Ferrara est toujours le double pas très fréquentable du Scorsese de Taxi Driver.

L’Ange de la Vengeance et New York 2 Heures du matin, disponibles en DVD et Blu-Ray chez ESC Distribution.

  • Abel Ferrara
  • Melanie Griffith
  • Tom Beranger

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