Scenes from a marriage sur OCS

Autopsie de la vie conjugale

Hagai Levi s’attaque à un monument en livrant sa version de la série d’Ingmar Bergman Scènes de la vie conjugale. Presque cinquante ans après l’originale, le créateur de Betipul et The Affair en fait une relecture subtilement modernisée et très personnelle. Au Festival Séries Mania, il a livré les clés de son approche. Analyse et propos rapportés.

Par Caroline Veunac

13 septembre 2021

Temps de lecture 10 min

Scenes from a marriage

*Attention, cet article contient quelques spoilers*

« It’s painful wanting something and not wanting it at the same time » : c’est douloureux de vouloir quelque chose, et en même temps, de ne pas le vouloir. Cette phrase, entendue dans le premier épisode de Scenes from a marriage, peut apparaître a posteriori comme la clé de voûte de la nouvelle série d’Hagai Levi. Dans l’épisode inaugural, elle est prononcée par Mira (Jessica Chastain), une femme qui s’interroge avec son mari Jonathan (Oscar Isaac) sur l’opportunité de donner suite ou de couper court à un évènement inattendu. Au terme des cinq volets qui composent ce remake de Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman, on aura compris que cette angoisse d’indécision se rapporte à l’institution du mariage elle-même, au couple en général ; et même au-delà, à notre condition d’individu « libre » sous un régime capitaliste où le désir, sollicité ad libitum, semble avoir perdu tout espoir de satisfaction durable.

Dans l’absolu, refaire en 2021 la série mythique d’un géant du Septième art (diffusée à la télé suédoise en 1973 puis distribuée internationalement sous forme de film l’année suivante), pouvait paraître opportuniste. En cinquante ans, le mariage a subi des mutations considérables, et le concept de placer la série de Bergman sous la loupe post-#MeToo était presque trop malin pour être honnête. Mais cette actualisation de Scenes from a marriage est une idée d’Hagai Levi, pas un coup de producteur, et ça change tout. Loin de cocher les cases d’une grille de lecture toute faite, l’auteur israélien livre son interprétation, contemporanéisée mais surtout très personnelle, d’une œuvre qui a hanté toute sa carrière, du divan de Betipul (la version première d’En Thérapie, depuis adaptée partout dans le monde) aux draps froissés par les dramas conjugaux de The Affair.

« J’ai découvert la série de Bergman adolescent, lors d’une soirée télé dans mon kibboutz, confiait-il début septembre au public venu l’écouter au Festival Séries Mania, dont il était cette année président du jury. Le fait que les gens se parlent de manière aussi crue, parfois fort, ça m’a choqué (…) C’est l’œuvre la plus influente sur tout ce que j’ai fait ensuite. » Trente-cinq ans plus tard, devenu un créateur confirmé – l’un des plus talentueux de la télé actuelle –, il reçoit la bénédiction de Daniel Bergman, le fils du cinéaste, pour reprendre les Scènes de la vie conjugale sur HBO. Dès la première scène du premier épisode, réplique 2.0 de celle de l’œuvre de 1973, Hagai Levi s’amuse du côté tendance de son sujet. Chez Bergman, Marianne et Johann (Liv Ullmann et Erland Josephson), assis dans le canapé de leur intérieur bourgeois, répondaient aux questions d’une journaliste enquêtant sur le couple, lui avec l’aisance paternaliste du bon chef de famille, elle avec la modestie rosissante de l’épouse modèle (une façade bégnine que Bergman s’emploierait à démonter férocement par la suite). Dans la version Levi, la journaliste est une thésarde en gender studies, Mira et Jonathan déclinent leur identité sur le mode inclusif (she/her/hers et he/him/his), et il sera bientôt question de la répartition des tâches au sein d’un couple dont la femme, cadre sup’ dans une boîte de high tech quand son mari est simple prof de fac, est cette fois la principale contributrice au budget du ménage.

« J’ai découvert la série de Bergman adolescent, lors d’une soirée télé dans mon kibboutz… »

Les temps ont changé et pourtant : c’est encore lui qui parle et elle qui se tait. Partant de cette dissymétrie toujours à l’œuvre dans un cadre nouveau, Hagai Levi refuse d’emblée le didactisme woke pour s’engager dans une voie plus tortueuse. Ainsi, Scenes from a marriage s’attelle à concilier une fidélité à la philosophie bergmanienne du couple dans ce qu’elle a d’universel et d’intemporel – l’amour tentant de survivre au petit théâtre conjugal et à l’usure du quotidien – et un travail de modernisation qui relève moins de l’exercice de style que de l’appropriation d’une expérience, le délitement d’un mariage, par un homme d’aujourd’hui directement concerné par le sujet – Hagai Levi a 58 ans et a essuyé deux divorces (en ce sens sa démarche peut rappeler celle de Noah Baumbach dans Marriage Story). Reprenant presque religieusement le découpage et les titres des épisodes initiaux (à l’exception du deuxième, chuinté pour des raisons d’efficacité narrative) et conservant précieusement les répliques les plus définitives de Bergman, dans une partition qui reste brillamment bavarde, l’auteur opère dans le même temps un renversement total qui remet tout en perspective : c’est ici la femme qui part pour un autre, et non l’inverse.

Ce « swap », comme l’appelle Hagai Levi, permet à un public cible d’intellos quadras progressistes de mieux se reconnaître dans les profils de Mira et Jonathan que dans ceux, exagérément soumise et éhontément machiste, de Marianne et Johann. Si l’œuvre de Bergman peut paraître datée, elle était déjà, pourtant, pétrie d’ambivalence vis-à-vis de son héros, volontiers ridicule et vain, et d’une adoration contagieuse pour son héroïne (l’extraordinaire Liv Ullmann), rayonnante de vie et d’intelligence. Et si la série originale, toujours aussi géniale vue d’aujourd’hui, paraît alternativement très féministe et horriblement sexiste, c’est aussi parce qu’elle rentrait dans le lard de ses deux personnages avec une cruauté qui, de son propre aveu, n’est pas dans l’ADN d’Hagai Levi. « Bergman a osé aller dans des endroits où l’on perd l’empathie pour les personnages. Moi, je ne pouvais pas faire ça. J’ai besoin de pouvoir m’identifier. Je me suis senti plus proche du personnage masculin quand il est devenu plus inhibé, plus névrosé, plus doux. C’est un peu devenu un autoportrait. » Et ce d’autant plus que Jonathan, dans la tourmente, renoue avec la judéité, lui qui rompit avec sa pratique orthodoxe par amour pour Mira – un élément religieux totalement absent de la version de Bergman et qui fait écho à l’éducation d’Hagai Levi. Sa projection personnelle dans son œuvre passe également par le personnage féminin. « Chez Bergman, les paroles et les actes de l’homme me font le détester, mais étonnamment, quand c’est Mira qui les dit et les fait, j’ai de la peine pour elle. »

Et nous aussi. Dans cette figure de femme insatisfaite, craignant sourdement d’être prisonnière d’un bonheur qui l’obligerait à jouer éternellement le même rôle, et cherchant une issue avec une froideur apparente qui va à l’encontre des clichés sur la féminité, c’est l’identification de toutes les femmes qui est en jeu, à une époque où nombre d’entre elles cherchent avec peine à concilier leur liberté personnelle, leur besoin d’être aimée et rassurée, une vie de couple qu’elles voudraient égalitaire et peut-être les joies et les gouffres de la maternité. C’est d’ailleurs l’un des apports majeurs d’Hagai Levi à la matrice bergmanienne : tandis que les enfants étaient tenus hors champ dans l’œuvre originale (de manière assez comique à la revoyure), l’enfant (unique cette fois) et la parentalité occupent une place centrale dans ce qui se joue entre Mira et Jonathan. Et si la présence d’une petite fille permet d’explorer le sentiment de culpabilité des couples désunis vis-à-vis de leur progéniture, la série dit bien que ce dernier est encore et toujours plus violent pour la mère, à plus forte raison quand c’est elle qui s’en va. Subtilement, c’est Mira, l’athée, qui subit la culpabilité judéo-chrétienne alors que Jonathan, retournant à la synagogue, trouve dans sa foi ragaillardie (et accessoirement chez un psy) une ressource pour traverser l’épreuve.

« J’avais quelque chose à dire sur le traumatisme que constitue une séparation… »

En privilégiant l’empathie dans l’appréhension de ces dynamiques affectives, là où Bergman passait les mœurs bourgeoises à la sulfateuse, Hagai Levi livre une œuvre moins satirique et moins drôle que l’originale, mais peut-être plus émouvante –émotion décuplée par les prestations très actors studio d’Oscar Isaac et Jessica Chastain, impressionnants dans un genre beaucoup moins primesautiers que leur précédesseurs. Ce que Bergman refusait en se plaçant à une hauteur sociologique, philosophique et purement cinématographique, et que Levi réintroduit dans un langage plus télévisuel avec l’aide de ses deux stars hollywoodiennes, c’est en somme la psychologie. Pas étonnant de la part de celui qui fut justement étudiant en psycho et se fit connaître avec Betipul, une série sur les séances d’un psychanalyste, à laquelle la première séquence de Scenes from a marriage fait directement écho. Dans Scènes de la vie conjugale, l’union de Marianne et Johann était décrite comme la production d’un milieu social. Cette donnée n’est pas absente du remake, mais elle se double d’une réflexion sur les facteurs psychanalytiques, inconscients, qui nous poussent l’un vers l’autre, pour le meilleur ou pour le pire. Et si à chaque fois il reviendra aux personnages de transgresser des loyautés filiales pour exister pleinement, le grand antagoniste de la version d’Hagai Levi est moins la pression sociale que la dépendance affective.

L’intelligence et la beauté de Scenes from a marriage est de naviguer sur les tourments de l’âme sans y sombrer pourtant. La psychologie y côtoie en effet des éléments de tragédie et une réflexion éthique qui empêchent la série de se noyer dans les excès mélodramatiques. Là encore, Hagai Levi parvient à être à la fois dans l’hommage et dans le renouvellement. Metteur en scène de théâtre avant d’être cinéaste, Bergman plaçait Liv Ullmann et Erland Josephson comme des comédiens dans des décors quasi-nus, où le cinéma surgissait à travers de sublimes gros plans sur leurs visages. Plus conforme à l’esthétique télévisuelle d’aujourd’hui, la série d’Hagai Levi fait la part belle au travail du chef-déco et des accessoiristes, centrant son récit dans une maison-personnage où les corps sont à l’honneur plus que les visages, mari et femme déambulant en temps réel dans des pièces savamment meublées comme chez vous et moi, et l’on ne sait plus si c’est leur environnement domestique qui les rend malades ou le contraire. Ce qui ne l’empêche pas d’injecter de la théâtralité au dispositif dans l’introduction de chaque épisode, où l’on suit les acteurs dans les coulisses avant qu’ils arrivent sur le plateau pour tourner leur scène. Ce préambule aux accents postmodernes nous sert de warning : que le caractère plus organique des scènes qui suivront ne nous trompe pas, il s’agit bien ici, comme chez Bergman, de jouer la comédie du mariage, de tenir au sein d’une institution normée le rôle que la société, ou nos conditionnements psychiques, ont déterminé pour nous.

Ainsi Scenes from a marriage tient-elle à la fois du drame amoureux chialant, du « discours sur la monogamie » (dixit son créateur), et d’une critique sous-jacente du consumérisme qui nous poursuit jusque dans nos sentiments. « Dans la société de consommation, on peut changer de relation comme d’Iphone, analyse Hagai Levi. Mais on ne parle pas beaucoup du prix de l’épanouissement personnel. J’avais quelque chose à dire sur le traumatisme que constitue une séparation. » Au-delà du traumatisme, celui qui regrette que la psychanalyse n’ait « rien à dire sur les questions morales » esquisse un réflexion sur la possibilité de rester ensemble quand même, peut-être autrement, une fois les carcans déconstruits et les papiers du divorce signés (ce sera chose faite dans le magnifique quatrième épisode, Les Analphabètes, déjà un climax dans la série de Bergman). Recoller les morceaux d’amour quand le mariage est cassé, redevenir amants, faire des enfants avec d’autres sans enterrer ses sentiments… Au-delà de l’histoire de Mira et Jonathan, ces hypothèses créent une ouverture à d’autres modèles, au-delà du mariage traditionnel hétéro (Hagai Levi a laissé entendre que d’autres saisons étaient justement à l’étude pour explorer de nouveaux agencements matrimoniaux). Chez Bergman, Marianne et Johann continuaient de s’aimer, même « imparfaitement ». Hagai Levi va un peu plus loin : puisque le mariage est une construction sociale, c’est peut-être après sa dissolution que l’amour commence vraiment.

Scenes from a marriage, disponible à partir du 13 septembre sur OCS. 

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