The Underground Railroad, sur Amazon Prime Video

Après Moonlight et Si Beale Street pouvait parler, Barry Jenkins poursuit son œuvre engagée sous forme sérielle. Dans The Underground Railroad, adaptation du roman de Colson Whitehead, prix Pulitzer en 2017, il explore des thèmes qui lui sont chers : la quête d’identité et l’expression de soi dans un environnement oppressif.

Par Eugénie Malinjod et Caroline Veunac

Temps de lecture 5 min

The Underground Railroad

Bande-Annonce

En 2016, Barry Jenkins fait une entrée tonitruante sur la scène hollywoodienne avec Moonlight, l’histoire d’amour et de violence d’un jeune Noir homosexuel de Miami aux prises avec le déterminisme social. Filmé avec une grâce inouïe, ce premier long-métrage donne un écho intimiste à la vague de protestation qui se lève aux États-Unis sous le slogan Black Lives Matter, et décroche un Oscar. Deux ans plus tard, Barry Jenkins continue d’aborder la question de la discrimination raciale sous l’angle du rapport amoureux avec Si Beale Street Pouvait Parler, adaptation chamarrée du roman de James Baldwin. Avec The Underground Railroad, sa première mini-série, le réalisateur change d’échelle : s’emparant d’un best-seller de l’écrivain Colson Whitehead, il se frotte au « grand roman américain », cet Eldorado littéraire qui ambitionne d’encapsuler dans un volume toute la destinée collective.

Il sera cette fois question de réappropriation : alors qu’une partie des Américains scande « Make America Great Again », The Underground Railroad permet à Barry Jenkins, en s’attaquant aux prémices de l’histoire culturelle étasunienne du point de vue d’esclaves en fuite, de donner corps à la partie de l’héritage national occultée par le slogan trumpiste, et de dresser un mémorial à la vie des Afro-Américains d’hier et d’aujourd’hui. Couronné du Prix Pulitzer en 2017, le pavé dantesque de Whitehead entreprend de donner une incarnation fictionnelle à l’undergound railroad, un réseau de routes clandestines mis en place pour aider les esclaves à progresser vers la liberté, qui devient, dans ce livre aux accents fantastiques, un véritable chemin de fer souterrain. Barry Jenkins reprend le principe à la lettre, pour en tirer une œuvre sérielle qui lui ressemble absolument. Adapter un roman à succès, faire une série parce que c’est le format de l’époque… Le projet pouvait laisser craindre une forme d’institutionnalisation qui aurait pu ternir la singularité du réalisateur. Il n’en est rien : on retrouve dans The Underground Railroad la beauté renversante, la sensibilité et la mise en scène introspective de ses films.

« On retrouve dans The Underground Railroad la beauté renversante, la sensibilité et la mise en scène introspective de ses films. »

Il faut dire que Barry Jenkins ne se contente pas de produire la série et de parapher le premier épisode. Le cinéaste, qui a déjà réalisé des épisodes de Dear White People et The Knick (il s’est d’ailleurs porté volontaire pour piloter la saison 3 de la série créée par Steven Soderbergh), connaît bien le format. S’appuyant sur un pool de scénaristes mené par Jihan Crowther (qui a travaillé sur The Man in The High Castle, une autre dystopie), il s’implique de bout en bout dans The Underground Railroad, dont il réalise l’intégralité des dix épisodes. Le résultat ? Une fresque d’émancipation qui mêle l’intime et le politique, et s’inscrit dans la droite lignée de ses thèmes de prédilection. The Underground Railroad suit le parcours de Cora (Thuso Mbedu), une jeune esclave de seize ans délaissée par sa mère, qui parvient à s’échapper d’une plantation en Géorgie avec son complice Caesar (Aaron Pierre). Poursuivie par un chasseur obsessionnel (le grand méchant Joel Edgerton), Cora découvre l’existence du chemin de fer clandestin, et c’est le début d’un périlleux road-movie vers le Nord, en passant par la Caroline du Sud, la Caroline du Nord, le Tennessee et l’Indiana.

Sur ce chemin qui représente à la fois le mythe et le désenchantement, tel une version cauchemardesque de l’American dream, chaque arrêt fait l’objet d’un épisode, et chaque épisode égrène les horreurs de l’histoire du pays. Le dispositif (initialement inspiré à Colson Whitehead par Les Voyages de Gulliver), n’est pas sans rappeler celui d’une autre série récente, Lovecraft Country, les deux œuvres se rejoignant dans l’idée d’une réappropriation du territoire par les opprimés de la conquête. Avec l’épisode 6 de Watchmen, où Damon Lindelof nous confrontait à la réalité physique d’être un homme noir dans l’Amérique ségrégationniste, on commence à voir se former un corpus d’œuvres sérielles qui puisent dans l’imaginaire pour représenter au plus juste la condition des Noirs en Amérique. Barry Jenkins conserve en effet la dimension fantastique du roman de Colson Whitehead, avec par exemple l’apparition de la locomotive qui emmène Cora d’une étape à l’autre, ou d’un gratte-ciel en Caroline du Sud, signe d’espoir du futur. Si ce recours à des codes de genre lui sont inhabituels, il ne l’empêche pas cependant d’insuffler à la mini-série une poésie plus délicate. Le réalisateur, attentif aux détails, ausculte le parcours de Cora avec acuité et s’attarde sur de petits moments du quotidien, comme les frissons des premiers émois amoureux, l’apaisement d’une étreinte ou les profonds instants de tristesse. Car ce qui intéresse ici Barry Jenkins, en-deçà du récit collectif, c’est la difficulté à se révéler au monde tel que l’on est tout en subissant la violence des normes sociales. Cette problématique, qui était déjà celle de Chiron dans Moonlight et de Tish et Fonny dans Si Beale Street pouvait parler, vibre au cœur de sa démarche, et fait de The Undergound Railroad une œuvre personnelle.

La cohérence avec le reste de sa filmographie est d’autant plus évidente que le réalisateur pose sur la mini-série sa signature visuelle. Somptueuse, à la fois épurée et lyrique, elle se dévoile dès la scène d’ouverture, où chaque personnage est présenté plan par plan sous une lumière céleste. Jeux de flous, harmonie chromatique, profondeur de champ : le chef opérateur James Laxton, déjà à l’œuvre sur les trois films du cinéaste, capture les interactions des protagonistes jusqu’à les resserrer dans le cadre, pour s’ouvrir sur de véritables portraits introspectifs. Révélateurs de regards caméra déconcertants, d’entités prisonnières de leur passé ou pleines d’espoir, les gros plans invitent à des échanges frontaux, parfois cinglants, qui défient le spectateur. Surtout, ils suspendent le temps et créent des parenthèses libératrices, à l’image des regards que s’échangent Cora et Royal lors d’une scène d’amour, où corps et âme se découvrent pour la première fois hors de leur condition sociale. Le sentiment immédiat d’être « chez » Barry Jenkins est parachevé par les violons de son fidèle compositeur Nicholas Britell, qui servent de porte-voix à Cora et de baromètre émotionnel au cours de son apprentissage. Par l’ampleur même du récit sériel, The Underground Railroad permet ainsi au réalisateur de franchir un cap en termes d’ambition historique et romanesque. Sans pour autant se départir de son talent d’orfèvre.

The Underground Railroad est disponible le 14 mai sur Amazon Prime Video.

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