Mathieu Amalric, Agent Double

À peine sorti du nid d’espions du Bureau des légendes, Mathieu Amalric est de retour
dans L’Agent Immobilier, drôle de minisérie surréaliste et grinçante diffusée
sur Arte le 7 mai. Entretien avec un acteur gourmand mais tiraillé.

Par Caroline Veunac

Temps de lecture 10 min.

Mathieu Amalric

Interview

Quand il décroche, il y a cette voix, si familière, si singulière. Entendu mille fois mais jamais « en vrai », ce phrasé au timbre et au rythme instantanément reconnaissables convoque une foule de personnages aimés, de Paul Dédalus, le normalien écharpé de Comment je me suis disputé (Ma vie sexuelle), à Bertrand, le dépressif en petite tenue du Grand bain. En 36 ans de carrière et plus d’une centaine de films, Mathieu Amalric a voyagé avec une absence de snobisme réjouissante de films d’auteur en cinéma grand public, de grosses machines hollywoodiennes en petites choses fragiles, de longs-métrages en séries télé, de premiers rôles en seconds couteaux. Six Desplechin, deux Polanski, deux Wes Anderson (après The Grand Budapest Hotel, on le retrouvera bientôt dans The French Dispatch), mais aussi Assayas, Téchiné, Cronenberg, Kurosawa, Sofia Coppola, les frères Larrieu… De son propre aveu, Amalric est incapable de résister à l’appel d’un.e cinéaste admiré.e même si, telle une sirène, elle ou il le détournera de la vocation qu’il estime première : réaliser ses propres films. Il en a fait quatre (Le Stade de Wimbledon, Tournée, La Chambre Bleue et Barbara) et voudrait bien, si le déconfinement l’y autorise, se remettre au montage du cinquième, Serre-moi fort, un mélo avec Vicky Krieps et Arieh Worthalter. En attendant, c’est encore devant la caméra qu’on le quitte et qu’on le retrouve : après JJA, personnage clé de la saison 5 du Bureau des légendes, qui s’achève ce soir sur Canal+, il sera Olivier dans L’Agent immobilier, une minisérie signée par le couple d’auteurs israéliens Etgar Keret et Shira Geffen, diffusée le 7 mai prochain sur Arte. Pas le temps d’oublier Amalric que le revoilà dans la peau d’un agent immobilier SDF qui, dans un Paris en proie à la sinistrose, hérite d’un vieil immeuble et se retrouve hanté par le passé. Une comédie noire, mentale et loufoque, où il fait une fois de plus l’acteur avec brio. Incorrigible ? À lui de nous le dire.

Comment vivez-vous cette période de confinement d’un point de vue créatif ?
J’avais la chance d’avoir terminé le tournage de mon film, contrairement à Alain Guiraudie, Claire Denis ou d’autres amis. J’ai essayé de travailler à distance avec mon monteur François Gédigier, mais en télétravail, le montage, ça ne marche pas. Le confinement a fait que j’ai un peu trop analysé, je lui ai fait faire n’importe quoi, c’était absurde, on était en train d’abîmer le film. Alors on a arrêté, et je me suis plongé dans complètement autre chose.

Qu’est-ce qui vous occupe désormais ?
Je passe beaucoup de temps à penser à ce qui se passe, pas tellement au cinéma. C’est comme s’il y avait deux focales, non ? L’intimité de chacun, la maison, le travail… Devoir rester avec des enfants toute la journée, avec sa femme ou son mari, c’est une torture… ou pas. Qu’est-ce qui est précieux ? On est amené à se poser la question. L’autre focale, c’est la connaissance du monde à travers les écrans. C’est passionnant de voir tous les réflexes humains à l’extrême dans une période comme celle-là, l’absurde, le huis-clos, le marché noir, la solidarité… Est-ce qu’on va redevenir des hamsters avec exactement les mêmes réflexes ? Comment les gens vont se remettre de ça ? Que vont faire les danseurs, les artistes, tous ces théâtres ? Jeanne Balibar et Pascale Ferran ont écrit une tribune dans Le Monde pour qu’on n’oublie pas la culture. C’est une industrie qui concerne 1,3 million de personnes et on n’en dit absolument rien. On fait des choses comme ça pour essayer de ne pas se sentir que dans l’intimité. Et en même temps elle a quelque chose d’extraordinaire cette intimité. C’est très beau et très fou.

À peine sorti du Bureau des légendes on vous retrouve dans L’Agent immobilier. Vous n’arrêtez pas de jouer !
Je ne suis pas du tout un boulimique contrairement à l’impression que ça donne. Ma vie c’est d’abord de fabriquer mes films. Mais quand ce sont des personnes géniales, habitées, qui m’embarquent, comme les Larrieu ou Arnaud (ndlr : Desplechin), c’est irrésistible, alors je saute. L’écriture d’Éric Rochant, le monde d’Etgar Keret, quel bonheur ! Là c’est vrai que les deux séries sont montrées à peu près en même temps. Mon réflexe c’est de me dire « merde, on va encore croire que je suis un bon acteur et je ne vais pas avoir le temps de faire mes films ! » Parce qu’avec ces deux personnages, on est à deux bouts du spectre dans la manière de travailler. JJA c’est l’intériorité, puisque la grammaire du Bureau des légendes c’est tout ce qui n’est pas dit. Il y a un enfermement chez le personnage, dans le sens du devoir, dans le service, dans le coup d’après, les dix coups d’après, comme un joueur de go. Olivier au contraire c’est l’extériorité, quelque chose d’oriental presque, d’impoli, d’Israélien, dans le sens qu’il n’y a pas le temps pour la politesse.

« Si vous ne connaissez pas les nouvelles d’Etgar, lisez-les ! »

Pourquoi Etgar Keret et Shira Geffen, qui ne parlent pas français, ont-ils tourné à Paris ?
Ils voulaient le faire en Israël et ils n’ont pas trouvé l’argent. Ils l’avaient pensé chez eux, parce que cette histoire est très liée au père d’Etgar, à la maladie et la mort de sa mère, c’est quelque chose de très intime. C’est la productrice Yaël Fogiel qui a dit qu’on pourrait l’imaginer à Paris, même si toujours pour des raisons d’argent nous avons tourné entièrement à Bruxelles ! D’où le côté Lettres Persanes. J’étais très concentré sur le tournage, parce que je ne parle pas hébreu, ils ne parlent pas français, et donc c’était très musical, il fallait être dans la rythmique de la comédie pour qu’ils puissent me diriger à l’oreille. C’est toujours intéressant quand des cinéastes étrangers viennent porter un regard sur la France. Vous verrez, c’est la même chose avec Wes Anderson dans The French Dispatch, en plus amoureux. Dans L’Agent immobilier, on sort du côté valeur française. Notamment dans la langue, il y a quelque chose de plus tragique, de plus urgent, de plus sauvage, d’extrêmement de mauvais goût, ils font les blagues juives les plus sales. Si vous ne connaissez pas les nouvelles d’Etgar, lisez-les ! C’est comme ça que j’ai découvert son travail, à la fin du siècle dernier. Ce sont des histoires de trois pages qui nous emmènent une sorte de glauquerie quotidienne, psychologique, une fantasmagorie de pulsions sexuelles violentes où tout peut arriver.

Il s’autorise à glisser sans préavis du réalisme à l’imaginaire…
Oui ! Le poisson magique qui exauce les vœux dans la série, c’est un thème qui revient dans deux ou trois de ses nouvelles. Et aussi le temps qui se plie, la visitation du passé, d’une manière totalement naturelle en plus. Ce qui n’est pas normal, c’est la chronologie, dans nos têtes on ne vit pas comme ça. Dans cinq minutes, je vais discuter avec mon frère qui est mort, et puis après je vais m’occuper de la tondeuse qui ne marche plus, et après j’aurai des espèces de rêvasseries sexuelles avec un arbre ou un nuage. Etgar, son écriture, c’est ça.

« je l’appelais tous les matins pour savoir, c’est quoi la scène,
aide-moi, comment je fais, rappelle-moi, redis-moi. »

Cet immeuble qui est un personnage à part entière, les références à la judéité et la paranoïa qui monte évoquent Le Locataire. Vous avez travaillé deux fois avec Roman Polanski. Avez-vous pensé à lui dans Le Locataire pour interpréter Olivier ?
Ça a pu me traverser l’esprit pendant la lecture ou le tournage, à cause du plâtre (ndlr : le héros de L’Agent immobilier se casse le bras et à la fin du Locataire, Trelkovsky finit plâtré des pieds à la tête). Mais j’ai plutôt pensé à After Hours (ndlr : dont le personnage incarné par Griffin Dunne termine aussi plâtré !). Et puis ce qui me revenait des fois, c’était le personnage d’Ismaël dans Rois et Reine. Et là, c’était le danger. Quand je pense que j’ai déjà fait quelque chose ça me déprime fortement. Dans ces moments-là j’ai envie de dire « vous auriez dû prendre un acteur qui sait inventer des trucs, moi j’ai une palette très réduite. Appelez quelqu’un d’autre et laissez-moi faire mes films. »

Du coup, une série comme le Bureau des légendes, dont vous avez fait deux saisons, c’est encore plus de temps passé sur un plateau, et moins à vos propres projets !
C’était pas prévu comme ça ! Quand Éric m’a appelé il m’a dit t’inquiètes pas, c’est juste un personnage sur une saison. Bon d’accord, alors on y va ! Et puis j’ai été bouleversé de voir cet homme travailler. Ce qu’il fait, c’est tellement personnel. C’est pour ça qu’il joue dans cette saison. Ce personnage de Laurent qui vient deux fois dans la salle de massage pour rassurer César, comme un psy… Je faisais exactement comme César ! Comme c’était pas toujours Éric qui réalisait, je l’appelais tous les matins pour savoir, c’est quoi la scène, aide-moi, comment je fais, rappelle-moi, redis-moi. C’est un devin dans le jeu, il a lu en toi, il va te nettoyer de tous les tics. Sa grande formule c’était « c’est comme dans la vie ». Pas besoin de faire des grands duels à la Sergio Leone, arrêtez de dramatiser, c’est quoi ces silences, vous vous faites plaisir, vous jouez une « grande » scène, c’est ça ? En tant qu’acteur on a tendance à faire ça. J’ai eu tendance à le faire, j’ai merdé. Alors après ça pouvait passer par de la post-synchro pour essayer de réparer. C’est une expérience de modestie, la post-synchro avec Éric Rochant.

Il vous a quand même fait un beau cadeau, ce magnifique épisode 6, sur le passé de JJA. Quel effet ça fait de se voir rajeuni numériquement ?
Je n’ai vu que deux plans ! Mais ça m’a halluciné. C’est extraordinairement bien fait non ? Pour nous c’était très artisanal. Karlov et moi, on jouait avec des points noirs sur le front, le nez, sous la bouche, sur les pommettes, et ensuite il y avait un jeune mec qui faisait les mêmes déplacements. En gros, ils prennent la peau du gars et ils la foutent sur nos visages ! C’est vraiment de la greffe numérique. Ils se sont aussi appuyés sur les films dans lesquels on jouait dans ces années-là. Dans les plans que j’ai vu, j’ai l’impression de me voir dans Fin août, début septembre.

La technique est comparable à celle utilisée dans The Irishman. Aviez-vous vu le film de Scorsese avant de tourner cet épisode ?
Non, je l’ai vu après, chez mon papa qui a Netflix. Je l’ai vu comme un amoureux de Scorsese, d’une manière extrêmement intime. Quand j’ai vu Joe Pesci en chaise roulante à la fin dans la prison, je me suis mis à pleurer parce que j’ai compris que c’était un autoportrait de ce que Scorsese ressentait de lui-même, une lettre privée de Scorsese à son propre corps. Ils ont été les rois du monde, comme ces personnages. Il y a quelque chose sur le pouvoir, et sur ce que c’est que l’âge.

La saison 5 du Bureau des légendes est, elle aussi, crépusculaire. Comment voyez-vous la suite pour JJA après sa sortie du bureau ?
C’est assez impressionnant ce qu’ils ont imaginé pour lui après l’épisode 6 sur son passé. C’est un homme enfermé, oui… Mais quand il dit à Malotru « il faut que je m’en aille », quand même, il imagine une vie après. Il se libère de quelque chose quand il quitte le bureau. Il va peut-être planter des pommes de terre, faire la cuisine, je ne sais pas.

Et vous, vous allez faire quoi « après » ?
Quand on a arrêté le montage de Serre-moi fort, j’ai commencé à être dans un trou noir de doute sur le film. Mais il va nous revenir. On ne veut pas attendre septembre, on veut profiter de l’élan. On va s’y remettre bientôt, sans doute après le 14 mai. Pour monter un film, on a besoin d’être que deux dans une pièce. Donc on va le faire.

L’Agent immobilier, 4×42 mn, sur Arte le 7 mai à 20h55 et sur Arte.tv du 30 avril au 5 juin.

L’agent immobilier

Bande Annonce

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