Voyage à deux

Film tardif de Stanley Donen, Voyage à deux ressort dans un luxueux coffret DVD et Blu-Ray
assorti d’un épais livret et d’un commentaire audio du réalisateur.
Une comédie espiègle et désabusée sur l’usure du couple.

Par Caroline Veunac

Temps de lecture 5 min

Voyage à deux

Extrait

Voyage à deux pourrait figurer dans notre liste de films de plein air anti-confinement : on y suit Mark (Albert Finney) et Joanna (Audrey Hepburn) sur la route des vacances, à quatre époques de leur vie à deux. Pourtant cette virée dans le sud de la France, de nationales bucoliques en piscines tropéziennes, n’est pas qu’une escapade romantique. C’est aussi une critique acerbe du mariage, perçu comme une sorte de malentendu consenti où vient s’abîmer la pure passion des débuts, remplacée par le carburant plus rance des tracasseries mutuelles. Mark est un goujat immature, Joanna une amoureuse entêtée… D’un été à l’autre, sur une période de 12 ans, chien et chat s’enlisent dans les habitudes, la frustration et les ressentiments.

Si Voyage à deux continue de séduire 53 ans après sa sortie, ce n’est pas grâce à sa vision cynique de la conjugalité, devenue un lieu commun du cinéma, de la littérature et des séries télé. Non, ce qui frappe en revoyant le film, c’est la manière dont une histoire banale est transformée en aventure follement cinématographique par l’inventivité du montage. Brillamment entremêlées, les quatre temporalités composent un kaléidoscope de fragments de l’amour et du désamour, et ces allers-retours, plus allègres que nostalgiques, donnent au film une énergie communicative. Ils tempèrent aussi la fatalité de l’usure conjugale : puisque tous les moments vécus, joyeux ou sinistres, continuent de cohabiter dans la mémoire des deux amants, c’est qu’il reste toujours un peu de feu sous les braises froides. L’idée de jouer sur la temporalité pour illustrer la destinée d’un couple fera des émules, du Bergman de Scènes de la vie conjugale à la trilogie des « Before » de Richard Linklater, en passant par 5×2 de François Ozon (la première version du scénario de Voyage à deux s’intitulait d’ailleurs Four times two !).

Ce récit virevoltant et doux-amer résulte de l’émulsion entre le réalisateur du film Stanley Donen et son scénariste, Frederic Raphael. Fleuron de la MGM, consacré à 28 ans par Chantons sous la pluie (1952), Donen est alors installé à Londres pour y chercher l’indépendance que le système des studios ne lui offre pas. C’est là qu’il repère Frederic Raphael, romancier devenu scénariste pour Clive Donner (Tout ou rien, 1964) et John Schlesinger (Darling Chérie, 1965). Pour le réalisateur en quête de renouveau créatif, la plume moderne de ce jeune auteur en vogue est une caution intellectuelle. Quant à Raphael, en collaborant avec Donen, il accède au rêve hollywoodien, incarné notamment par l’actrice choisie pour incarner Joanna, la divine Audrey Hepburn.

La mise en scène navigue entre les innovations
formelles et le classicisme d’un véhicule porté
par la musique d’Henry Mancini

Ami proche de la star, Stanley Donen compte sur sa mythologie de brune piquante aux mimiques adorables, qu’il a contribué à forger dans Drôle de frimousse (1957) et Charade (1963), pour séduire les financiers. Pas si simple. À la fin des années 60, le Nouvel Hollywood s’apprête à révolutionner les représentations, et le charme de l’actrice est en passe de devenir rétro, pour ne pas dire démodé. Malgré sa présence, le projet a du mal à se monter. À son image, c’est le film entier qui oscille entre tradition et modernité. Et si la 20th Century Fox finira par mettre 5 millions de dollars sur la table, Voyage à deux reste à cheval entre le glamour d’une ère finissante et l’esprit plus irrévérencieux de la décennie suivante.

La copie de Frederic Raphael elle-même en porte la marque. D’un côté la narration délinéarisée, les ellipses narratives, le ton grinçant et les allusions sexuelles tirent le film vers une forme de radicalité. De l’autre, les dialogues verbeux, le comique de situation gentiment bouffon et le happy end lui donnent une candeur déjà presque désuète. Quant à la mise en scène de Stanley Donen, elle navigue entre les innovations formelles (accélérés, inserts, arrêts sur image…) et le classicisme d’un véhicule porté par la musique d’Henry Mancini et largement dédié à la valorisation de sa star. Ce paradoxe s’illustre jusque dans les costumes d’Audrey Hepburn. Délaissant Givenchy pour un aréopage de stylistes parmi lesquels Paco Rabanne, l’actrice est ostensiblement à la mode, alors même que la focalisation sur sa garde-robe perpétue les pratiques d’un Âge d’or révolu.

La position d’Audrey Hepburn, aux prises avec un changement d’époque qui la verra bientôt s’éloigner du cinéma, est d’ailleurs l’une des facettes les plus émouvantes de Voyage à deux. Si elle se prête au savoureux défilé de robes et sweaters sixties, l’actrice alors âgée de 37 ans se défait aussi des moues rigolotes qui ont fait sa renommée pour accéder à un registre moins codifié. Par sa sensibilité à fleur de peau et son génie de la comédie, qui lui permettent de jouer les différents âges de Joanna sans autre artifice physique que des changements de coiffure, elle réussit le tour de force d’incarner le passage du temps qu’elle est elle-même en train d’expérimenter, tout en restant intemporelle.

elle réussit le tour de force d’incarner le passage du temps

Face à elle, le tout jeune Albert Finney, de sept ans son cadet, prend le parti déstabilisant de faire de Mark un type constamment antipathique. Frederic Raphael, qui n’a jamais caché la dimension autobiographique de Voyage à deux, ne s’est pas flatté en imaginant cet architecte infichu d’exprimer ses sentiments. Mais en appuyant sur l’indécrottable rustrerie de Mark, Albert Finney livre une interprétation sans nuance, qui se veut sans doute audacieuse mais finit par nuire à l’impact émotionnel du film.

Est-ce le côté charnière de Voyage à deux ou la lourdeur de son personnage masculin qui expliqua l’accueil mitigé du film lors de sa sortie initiale ? Cinq décennies plus tard, le métrage distille un charme à la fois solaire et crépusculaire. Stanley Donen, qui y met en scène sa peur de vendre son âme au système à travers le rapport de Mark avec son commanditaire Maurice, verra ensuite sa carrière se raréfier. Audrey Hepburn ne fera plus que cinq apparitions au cinéma, tandis que son mariage avec Mel Ferrer ne survivra pas à son amourette avec Albert Finney sur le tournage. Quant à Frederic Raphael, il usinera quelques films et beaucoup d’épisodes de télé avant de signer en 1999 le scénario d’Eyes Wide Shut. « Le cœur de l’histoire, c’est que ce couple, malgré toutes les vicissitudes, va rester ensemble. Chacun imagine quelque chose, mais la vie continue ensemble » : à trente ans d’intervalle, le commentaire du scénariste sur le film de Stanley Kubrick pourrait tout aussi bien s’appliquer à Voyage à deux.

Le coffret DVD et Blu-Ray de Voyage à deux est disponible chez Wild Side Vidéo.
Également disponible en VOD sur Itunes.

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