Vice

Bush True

Film. Derrière le récit du parcours de Dick Chenney, Vice-président de George W. Bush, le film d’Adam McKay est un gros pétard (mouillé) jeté à la face de l’Amérique de Trump. Avec 8 nominations aux Oscars, il a déjà gagné son pari. Mais ce film manichéen et tape-à-l’œil, ne prêche que les convertis.

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Par Michael Patin

Casper, Wyoming, 1963. Le jeune Dick Chenney, qui vient de planter ses examens à l’Université de Yale, est arrêté pour conduite en état d’ivresse. Balbutiant, maculé de vomi, il a tout du redneck adipeux. Flash forward : le 11 septembre 2001, dans la cellule de crise de la Maison Blanche, le même Dick distribue les ordres sans se soucier du protocole. Le programme du film est compris dans ce saut entre deux époques, qui lie aussi les significations de son titre : Vice comme le vice de l’homme sans qualité (poivrot, bagarreur, médiocre, opportuniste), et Vice comme vice-président, cette fonction honorifique qu’il a détourné pour devenir le grand marionnettiste de l’administration Bush.

Par rebond, c’est bien sûr Trump et ses soutiens qui sont dans le viseur de Hollywood

On comprend que Adam McKay s’intéresse moins à Chenney pour son épaisseur dramatique ou ses contradictions (son rôle de père aimant fait figure d’exception un peu forcée) que pour sa qualité de symbole d’une classe politique de droite dont le cynisme, l’inconséquence et l’inhumanité ont vicié l’Amérique. Par rebond, c’est bien sûr Trump et ses soutiens qui sont dans le viseur de Hollywood – budget de 60 millions de dollars, casting 4 étoiles (Christian Bale, Amy Adams, Steve Carell, Sam Rockwell) et 8 nominations aux Oscars. Problème : ce jeu de massacre, tout réjouissant qu’il puisse paraître, se révèle aussi superficiel et tapageur que ce qu’il entend dénoncer.

Ce n’est pas le goût d’Adam McKay pour la satire extrême qui pose problème. Pendant la première partie de sa carrière, il s’est imposé comme le maître incontesté de la comédie-malaise à l’américaine. Avec Présentateur vedette : La Légende de Ron Burgundy, Ricky Bobby : roi du circuit et Frangins malgré eux, il n’offrait pas seulement à son pote Will Ferrell des rôles à sa démesure : il faisait remonter à la surface les impensés d’une nation persuadée d’être le nombril du monde. Celle du spectacle permanent et du capitalisme sauvage, des bagnoles et des fast food, du machisme et du patriotisme, de l’excès et de la vulgarité. Frangins malgré eux en était l’expression définitive : l’Américain moyen y était montré, littéralement, comme un enfant attardé. En se convertissant à un cinéma plus traditionnel, McKay a certes acquis une respectabilité qui lui aurait, sans cela, toujours été refusée. Le succès critique et public de The Big Short : Le Casse du siècle (Oscar du scénario en 2016), sur la crise des subprimes, a révélé l’auteur critique sous le trublion régressif. Comme si l’épreuve du réalisme avait enfin rendu son discours audible et acceptable. Une domestication payante, certes, mais une domestication quand même. On ne se marrait jamais devant The Big Short, pas plus qu’on y trouvait d’arguments neufs contre le système bancaire ; on se contentait d’opiner du chef, convaincu d’avance par la démonstration.

De la comédie potache à la comédie méchante 

La bonne nouvelle, c’est que la rigolade fait son retour dans Vice, ou du moins joue du coude pour se frayer à nouveau un passage. McKay semble obsédé par ce qu’il risque de perdre en devenant un cinéaste « sérieux », d’où une prolifération de détails scabreux (une mouche noire qui se pose sur le visage de Bale/Chenney, les pilons de poulet dont se gave Bush/Rockwell, les crises cardiaques à répétition montrées comme des inconvénients dérisoires). La fonction de ces détails est de transformer ses personnages en clowns, aussi lamentables et bigger than life que Ron Burgundy et Ricky Bobby. Ce parti pris, qui fonctionnait à plein régime dans ses comédies, se heurte ici à un autre impératif qui semble l’obséder tout autant, celui de ne pas tricher avec les faits et la chronologie. La sympathie qu’on pouvait ressentir pour ses héros les plus indéfendables, grâce à la licence de la fiction comique, n’a plus cours : il s’agit désormais de taper sur les salauds, de les montrer du doigt, de rire à leurs dépends. La scène dans laquelle Donald Rumsfeld (Carell) explose d’un rire dément quand Chenney, encore innocent, lui demande en quoi son camp est censé croire, en est l’exemple flagrant : le gag ne marche pas parce qu’on ne voit plus que l’intention qu’il sert (brocarder le cynisme des Républicains). De même que le lourd grimage de Bale et ses expressions faciales cartoonesques renvoient plus au manichéisme des spectacles de Guignol qu’aux multiples degrés de bêtise et de méchanceté de Frangins malgré eux.

En faisant de l’ironie le moteur d’une diatribe qui dépasse de loin le cas Chenney (tout y passe, de Guantanamo à Fox News), Adam McKay étouffe toute forme de contradiction. Comme si le fait de cligner de l’œil en direction du spectateur excusait ses méthodes de manipulation : plans de guerre montés hors-contexte, mélanges raccords d’archives réelles et reconstituées, arrêts sur image lourds de sens… Jusqu’à la présence d’un narrateur nommé Kurt, incarnation des classes laborieuses piétinées par les puissants, qui sera victime d’un twist sanglant. Même Michael Moore, dont l’ombre vengeresse plane sur le film, n’était jamais allé aussi loin dans le surlignage. Au fond, le plus grand reproche qu’on puisse faire à McKay est de se battre avec les mêmes armes que ses ennemis, tous ces journalistes sans scrupule et politiciens experts en écrans de fumée. Ici aussi, l’image-choc fait office de preuve, la « petite phrase » de discours, et le gimmick de style. C’est à la fois le credo avoué et l’aveu de faiblesse de Vice, conscient de prêcher les convertis, jusqu’à son post-générique où les membres d’un « focus group » discutent de son aspect trop « libéral », avant de se mettre sur la gueule… Le choix est simple : on aime Vice ou on le quitte. Ne pas adhérer, c’est faire partie des mauvais. Applaudir, la promesse d’un rachat à bas prix (celui d’une place de ciné). On nous rétorquera qu’un tel film est nécessaire. On aurait préféré qu’il soit bon.

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