Moon 66 Questions au 71e Festival de Berlin

Odyssée sentimentale

Repéré dans la section Encounters de la Berlinale, qui bat son plein online jusqu’au 5 mars (en attendant un évènement physique en juin), le premier long-métrage de la Grecque Jacqueline Lentzou, Moon 66 Questions, mêle mythologie et réalisme pour conter les retrouvailles d’un couple père-fille, rongé par la maladie et les non-dits. Une réussite.

Par Quentin Moyon

Temps de lecture 5 min

Moon 66 Questions

Bande-Annonce

« Un film sur les flux, les mouvements et l’amour (et leur absence) » : la phrase est posée d’entrée de film, comme un avertissement. Une légende. Une épitaphe décrivant l’œuvre finie mais en évolution permanente, irrémédiablement bicéphale, qui va nous être donnée à voir. Moon 66 Questions nous entraîne à la rencontre d’Artémis (Sofia Kokkali), une jeune femme de 24 ans qui habite à Paris et dont le père vient d’être diagnostiqué d’une maladie dégénérative incurable, d’origine inconnue. Elle décide de retourner à Athènes, à son chevet, pour tenter de prendre soin de celui qui s’appelle aussi Paris (joué par Lazaros Georgakopoulos), et qu’elle ne connaît pas vraiment.

Pour qui surveille les talents qui émergent chaque année dans les festivals, Jacqueline Lentzou n’est pas une inconnue. Exemplaire du dynamisme réjouissant du jeune cinéma grec (voir ici notre interview de sa consœur Konstantina Kotzamani au dernier BRIFF), la trentenaire athénienne a déjà plusieurs courts remarqués à son actif. En 2018, Hector Malot : Le Dernier Jour de l’Année (2018) remportait le prix découverte Leica Cine à la Semaine de la Critique. En 2020, on la retrouvait au Festival de Locarno avec The End of Suffering (A Proposal). De film en film, une sensibilité singulière, en équilibre entre l’intime et le cosmogonique, qui nous donnait très envie de voir un premier long. La cinéaste se jette enfin dans le grand bain et ne déçoit pas. Odyssée tragi-comique de la difficulté d’être père, d’être fille et d’être ensemble, Moon 66 Questions reprend ses thèmes de prédilection – les constructions familiales non-conventionnelles, les sentiments, la solitude et le cosmos – pour raconter une histoire où la maladie n’est pas le véritable sujet, mais un MacGuffin qui force Artémis à rentrer au pays et à renouer avec Paris. Le vrai sujet du film, c’est une autre maladie : celle de l’amour et de son absence.

« La réalisatrice parvient à donner corps au passé, à l’intime, à l’universalité, tout en captant la vie dans son immédiateté »

Virevoltant dans les coulisses d’une relation pleine de non-dits, où la rancœur le dispute à l’affection, le film est constamment en zone grise, mouvant. La maladie du père oscille en intensité, le faisant passer de la prostration à des élans d’indépendance. Le duo navigue entre fous rires (lors d’une scène de dégustation de glace) et pleurs de rage et de frustration (alors qu’Artémis change les draps). La forme même est versatile, tantôt réaliste, à l’image d’une scène d’hôpital au gris plombant ; tantôt burlesque, flirtant même avec le vaudeville lorsque la famille d’Artémis fait passer des entretiens d’embauche à des aides médicalisées ; mais aussi gorgée de mythologie, comme l’indiquent sans équivoque les prénoms des deux protagonistes. Paris, évocateur du prince du mythe de la pomme de la discorde, dont le jugement fut le premier déclencheur de la Guerre de Troie, serait-il à l’origine du conflit avec sa fille ? Et Artémis, doit-elle à la déesse de la chasse et de la nature, associée à la lune, les fluctuations de ses sentiments ?

L’inconstance de nos affects vient du fond des âges, et nous ne cessons d’être aveugles à nos propres sentiments, semble nous dire Jacqueline Lentzou dont le premier chapitre est illustré par une carte de tarot représentant une femme aux yeux bandés. Pour illustrer ces dynamiques relationnelles, ce mouvement perpétuel de l’amour et de la haine, la réalisatrice expérimente à tour de bras. Gros plans, plans fixes, shaky cam, images déformées, objectif embué ou grossi à la loupe manuelle, conception sonore discordante… En post-production, la cinéaste a même disséminé dans le film des bouts d’images issues d’un caméscope, granuleuses et maculées, qui laissent entrevoir le passé à travers le regard du père : une belle manière de faire parler Paris, d’habitude mutique. Sur ces bandes vidéo, l’homme explique enfin son malaise vis-à-vis de sa fille, en voix off (un procédé déjà utilisé par Lentzou dans son court-métrage Hiwa). En passant d’une technique à l’autre, la réalisatrice parvient à donner corps au passé, à l’intime, à l’universalité, tout en captant la vie dans son immédiateté, tout simplement. La vie avec ses hauts et ses bas, qui nous font passer du désespoir face à la maladie d’un père à l’excitation d’une partie de tennis de table, en une même odyssée.

Moon 66 Questions est présenté dans la section Encounters du Festival de Berlin, en ligne jusqu’au 5 mars.

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