Les Oiseaux de passage

L’anti-narcos

Film. Les narcos, on connaît ça par cœur.
Mais qu’y avait-il avant ? Cristina Gallego et Ciro Guerra retournent
aux sources du mal dans Les Oiseaux de passage,
épopée hallucinée des Indiens Wayuu.

 Par Michael Patin

Temps de lecture 3 min.

En 2006, Cristina Gallego et Ciro Guerra s’installent sur la côte nord de la Colombie pour préparer leur film Les Voyages du Vent (2009). Là, ils recueillent les récits des habitants sur la période de la « bonanza marimbera », qui marque les débuts de l’exportation de cannabis vers les États-Unis dans les années 70 et 80. Un angle mort dans l’histoire du pays, qui s’est pourtant soldé par la disparition presque totale d’une population indigène : les Wayuu. Ces pionniers du trafic, les réalisateurs les ressuscitent en (anti)héros des Oiseaux de passage. Avec au bout de leur caméra une question obsédante : quelle chaîne d’événements a pu mener une nation entière à vivre sous la coupe du narcotrafic ? Cette plaie que Hollywood (entre autres) se plaît tant à exalter. Il fallait réclamer la parole pour mettre à jour une vérité disloquée à force de fascination pour Escobar et ses sbires. Revenir aux origines du mal colombien.

Revenir aux origines
du mal colombien.

Face à un tel enjeu, la facilité aurait été de romantiser la « bonanza marimbera », d’évoquer un “avant” forcément pur et naïf, une innocence perdue. Tentation que Guerra et Gallego enrayent avec courage grâce à un regard ethnologique et poétique qui faisait déjà la force de L’Étreinte du Serpent (primé en 2015 à la Quinzaine des Réalisateurs). Tous les rituels et symboles du film sont ceux de la tradition Wayuu, mais vus à travers le prisme de la fatalité. Un récit épique bourré de personnages haut-en-couleurs. On pense aux généalogies-fleuve de Gabriel García Márquez, avec ce que cela induit de violences fratricides, de présages mystiques et de visions surréalistes… comme cette villa luxueuse plantée au milieu de nulle part, où la famille d’indigènes devenue richissime attend l’ennemi.

À travers le déclin des Wayuu, c’est le mythe du bon sauvage qui est dynamité. Le film met à jour un système clanique où tout était déjà monnayable, les denrées comme les femmes, la parole comme la vie. Une culture qui a accueilli le capitalisme comme un lointain cousin qu’elle attendait depuis longtemps pour sombrer dans la terreur et s’anéantir. D’où l’importance du personnage du “palabrero”, dont le rôle de médiateur est similaire à celui du “consigliere” dans la mafia. De même que les chefs de famille peuvent rappeler certains parrains de cinéma – l’ombre de Scorsese n’est jamais loin. Gallego et Guerra jouent d’autant mieux avec ces codes, balisés par Hollywood (justement), qu’ils trouvent dans ce sujet au cœur de leur culture de bonnes raisons de se les réapproprier.

Merveilleuse anomalie, Les Oiseaux de passage s’apprécie à la fois comme le prélude et l’antithèse de tous les films de narcos. Une fresque où la violence n’est jamais distanciée – et plus ou moins jouissive – mais la malédiction lancinante d’un pays entier.

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