Les Filles du Docteur March – Independant Women

Greta Gerwig dépoussière le classique américain Les Quatre Filles du docteur March pour en faire une fable féministe et potentiellement oscarisable.

Par Caroline Veunac

Temps de lecture 5 min

Les Filles du Docteur March

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Changement d’échelle pour Greta Gerwig : après deux films indé, dont Lady Bird en 2017, l’actrice-réalisatrice prend les rênes d’un film de studio, Les Filles du Docteur March. Budget quadruplé, stars en cascade, sujet consensuel : et voilà l’égérie du cinéma d’auteur à la tête d’une machine à Oscars. On est heureux de voir une jeune réalisatrice monter en cote. Mais artistiquement, beaucoup s’y sont cassé les dents. Alors que Gerwig utilise son attelage luxueux comme marchepied et nous offre la plus belle version ciné du livre de Louisa May Alcott.

Roman d’apprentissage publié en 1868, Les Quatre Filles du Docteur March chronique en deux tomes l’éclosion de quatre sœurs durant la Guerre de Sécession, où leur père nordiste est parti batailler. Après un Cukor pataud de 1933 et le mélo gnangnan de Mervyn Leroy en 1949, la version de 1994, signée Gillian Armstrong avec Winona Ryder, restituait le charme du livre sans le laver tout à fait des soupçons de mièvrerie qu’il suscite en général. Greta Gerwig, elle, triomphe sur tous les plans : non seulement elle restitue le plaisir cosy d’un récit familial fort en sucre glace et chatons mignons, mais en plus elle va chercher à mains nues le cœur battant d’une histoire qui, une fois dépoussiérée, n’a plus rien de désuet.

Comment condenser deux tomes portant sur deux époques à quatre ans d’intervalle, pour en faire un récit cinématographique, allègre et rebondissant ? Enterré l’académisme des essais précédents : Les Filles du Docteur March prend la liberté de twister l’ordre du récit, tout en restant fidèle aux passages obligés d’une histoire culte. Centré comme il se doit sur Jo March, l’aspirante écrivaine qui refuse la féminité en corset, le film respecte tous les moments sacrés du roman : la chute d’Amy dans le lac gelé, le bal des débutantes, le sacrifice capillaire de Jo… Mais le scénario est délinéarisé, des flash-backs nous faisant constamment voyager d’une période à l’autre. Bourré d’idées de mises en scène qui prennent les émotions des personnages à bras le corps, le film s’autorise tout, même à accélérer l’image pour illustrer le désir d’avenir qui s’empare de son héroïne. Et rien ne sonne jamais comme une affèterie faussement rock’n’roll.

Par leur libération même,
Jo et ses sœurs enseignent aux
hommes qui les entourent les joies
d’une égalité vécue comme naturelle.

Tout ici est justifié par le point de vue de Gerwig sur une histoire qui lui est manifestement très personnelle. Découverte dans les films de son compagnon Noah Baumbach, dont elle fut la muse et scénariste dans Frances Ha, la désormais réalisatrice affirme à travers Jo, que l’on voit écrire mais aussi jouer la comédie, son droit d’aller et venir entre les statuts d’actrice et d’autrice. Son film contient le roman de Louisa May Alcott qui contient celui de Jo March, comme si chaque œuvre créée par une femme permettait à une autre de créer à son tour. Cet effet domino s’opère aussi entre Gerwig et son actrice fétiche, Saoirse Ronan. Comme dans Lady Bird, qui racontait déjà l’envolée d’une écrivaine, la réalisatrice libère son interprète de tout impératif de mignonnerie. Affranchie de l’obligation de séduire, Ronan semble faire primer son propre plaisir, qui rejaillit sur nous : elle s’éclate et nous euphorise à jouer cette Jo March ivre de vitalité, dont les manières ne sont plus perçues comme garçonnes, mais relevant au contraire d’une féminité authentique.

Sans opportunisme, Gerwig va chercher en toute connaissance de cause le sens profondément féministe d’une œuvre où l’absence subie du père est l’opportunité d’un matriarcat qui réussit finalement à tout le monde. Gerwig fait un effort inédit pour écrire et filmer les personnages masculins du roman, généralement plus falots. Laurie, le voisin riche amoureux de Jo ; Brooke, le précepteur sans le sou épris de Meg ; Friedrich, l’intello étranger rencontré à New York… Un peu comme dans Virgin Suicides de Sofia Coppola, les garçons contemplent avec émerveillement les filles entre elles. Mais ici, point de destin tragique. Par leur libération même, Jo et ses sœurs enseignent aux hommes qui les entourent les joies d’une égalité vécue comme naturelle.

Le Docteur March du titre (Bob Odenkirk) est le premier à participer à l’abolition du patriarcat en qualifiant admirativement ses filles de « petites femmes » (Little Women, titre original du roman) et en partageant son pouvoir avec son épouse (Laura Dern décidement incontournable ces derniers temps : Marriage Story, The Tale, JT Leroy…). L’horizontalité du couple March semble rétablir un écosystème jusqu’alors perverti par la domination masculine. Avec l’égalité hommes-femmes vient l’égalité tout court, celle entre Blancs et Noirs pour laquelle se bat le Docteur March au péril de sa vie, celle qui s’instaure entre les March et leurs voisins malgré leur différence de classe, celle qui pousse les quatre filles et leur mère à partager leur modeste confort avec les plus démunis, et celle que les humains entretiennent avec le monde vivant. On se trompe en prenant le roman de Louise May Alcott pour une fable édifiante d’un autre temps. La relecture vigoureuse de Gerwig met en évidence le trait d’union entre le transcendantalisme, cette philosophie proto-écologiste dont Alcott était imprégnée, et les aspirations actuelles à la décroissance.

La réalisatrice fait également résonner le roman avec notre époque en mettant l’accent sur la rivalité entre Jo et sa jeune sœur Amy, la plus attachée à la féminité traditionnelle. À travers leur relation, le film interroge la notion de sororité au sens large du terme. « La vie est trop courte pour être en colère contre ses sœurs », affirme Jo. Que chacune soit femme comme elle l’entend, nous dit ce portrait de groupe qui veut réconcilier les femmes et les hommes, les femmes avec elles-mêmes et les femmes entre elles. Servi par une brochette d’acteurs à la mode (Timothée Chalamet, Florence Pugh, Emma Watson, Louis Garrel…), cette proposition de société n’en que plus percutante. Leur talentueuse jeunesse contribue à faire de ce film d’une intelligence enchanteresse le classique revisité d’une nouvelle ère.

 

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