Glass

Mastermind

Film. Suite d’Incassable et de Split, Glass de M. Night Shyamalan sacrifie le divertissement au plaisir théorique. Des super-héros musclés du cerveau.

Temps de lecture 5min

Par Michaël Patin

En 2017, le dernier plan de Split faisait se dresser les cheveux sur la tête des admirateurs les plus endurants – ou les moins jeunes – de M. Night Shyamalan. Dans Un Diner, la caméra montrait les regards interdits des clients tandis que les postes de télévision diffusaient la “breaking news” dont on avait été, pendant deux heures, les témoins : Kevin Wendell Crumb (James McAvoy), serial killer souffrant d’un trouble dissociatif de l’identité (24 individus dans un même corps dont une “Bête” aux capacités surhumaines), s‘était échappé après avoir séquestré un groupe d’étudiantes. “C’est comme ce fou en fauteuil roulant qu’ils ont enfermé il y a quinze ans”, commentait une serveuse. “Ils lui ont donné un drôle de surnom aussi. Comment c’était déjà ?” Derrière elle se découpait soudain la silhouette de David Dunn (Bruce Willis), héros du film Incassable. “Mr. Glass”, répondait-il avant d’avaler une gorgée de café. Générique. Un concert de murmures agitait la salle.

“Un trio de personnages connus ne pouvait suffire à joindre les deux rives. Il fallait une vision forte. Quitte à laisser un paquet de fans sur le bord de la route.

On avait beau connaître le goût de Shyamalan pour le geste “méta” (notamment ses caméos dans ses propres films), ce coup de théâtre avait une valeur symbolique inédite. En faisant référence à une période où l’Américain incarnait le nouveau cinéma d’auteur bankable (grâce au triomphe du Sixième Sens), le film affirmait de l’intérieur son retour en grâce. Après avoir flingué sa carrière à coups de blockbusters commercialement désastreux (Le Dernier Maître de l’air, After Earth), il trouvait chez Blumhouse Production l’écosystème idéal (mini-budget, maxi-contrôle) pour son comeback. Le succès public de Split (280 millions de dollars de recettes dans le monde) se doublait d’un retour en grace critique. Oui, un cinéaste important pouvait encore se cacher derrière le théoricien douteux (celui de La Jeune Fille de l’eau) et le Golden Boy abîmé. Celui qui, 17 ans plus tôt, signait avec Incassable un thriller d’une grâce stupéfiante. La boucle était bouclée. Tout semblait à nouveau possible.

« Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. »
Le mantra de Spiderman s’impose à chaque réalisateur qui décide de manipuler des super-héros. D’autant plus
depuis que ceux-ci règnent sans partage sur l’industrie du spectacle. Comment Shyamalan allait-il déployer son propre “multiverse” face aux mastodontes Marvel et DC, sans renoncer à ses obsessions sinueuses et adultes ? C’était l’autre grande question posée par Glass. Sur le plan industriel, le film fait déjà office d’exception : pour réunir ses personnages (Crumb, Dunn et Elijah Price, l’homme de verre d’Incassable joué par Samuel L. Jackson), le cinéaste a obtenu l’accord conjoint de Disney (propriétaire des droits d’Incassable) et Universal (distributeur de Split), pourtant peu habitués à jouer collectif.

Mais un défi plus compliqué encore l’attendait : nouer ensemble les fils de deux œuvres séparées par 17 années de doutes et de remises en question. Entre le raffinement d’Incassable, ses plans en clair-obscur maniaquement composés, son sens du mystère, ses réflexions philosophiques tapies sous un voile de suspense… Et la roublardise de Split, qui mélangeait sans complexe, horreur tapageuse et humour psy, il y avait un gouffre à combler. Un trio de personnages connus ne pouvait suffire à joindre les deux rives. Il fallait une vision forte. Quitte à laisser un paquet de fans sur le bord de la route.

Après un préambule feuilletonesque dans lequel Dunn poursuit Crumb, le film change de braquet brutalement. Les deux (sur)hommes sont capturés et enfermés dans un hôpital psychiatrique où croupit déjà Price/Glass. Là, ils sont soumis aux expériences de la Dr. Ellie Staple (Sarah Paulson), convaincue qu’une psychose est à l’origine de leurs délires super-héroïques. Guérir les soi-disant “super” de leurs illusions, c’est aussi renvoyer le spectateur face aux siennes. On attend en vain les plans-chocs. On scrute le hors-champs. On regrette le sacrifice des rôles secondaires (même la merveilleuse Anya Taylor-Joy fait de la figuration), la minceur apparente de l’intrigue, le rythme comme ensuqué par les calmants. Il ne reste que ces trois créatures, captives d’un décor froid, jouées par trois grands acteurs (dont un McAvoy qui s’amuse comme un fou à switcher de personnalité dans le même plan)… Et nos croyances qui vacillent.

L’anti-Avengers
Face aux déluges d’effets spéciaux, de combats non-stop et d’ironie geek des productions de super-héros habituelles, Shyamalan a fait le chemin radicalement inverse : réduction de l’action, abondance de questions sans réponse. Quant au morceau de bravoure annoncé, il n’arrivera jamais. Comme le dit Price/Glass, qui ne donne pas son nom au film par hasard (il en est le marionnettiste, le double du cinéaste, cérébral et démoniaque), on n’a pas affaire ici à une “édition spéciale” (un comics centré sur une grande bataille entre “super”) mais à un “récit d’origine”. C’est-à-dire, pour Shyamalan, un retour aux sources du genre. Critiquant l’hystérie autour des super-héros, Shyamalan traque l’humain sous la cape, le trauma derrière le masque, le trait commun fondant la métaphore. D’où sa décision, in fine (attention : spoiler), de tuer ses propres créations. Comme un rappel au principe de réalité. Ou un bras d’honneur au business des licences.

Glass, au fond, c’est la victoire à l’usure de David contre Goliath. Celle d’un auteur conscient d’avoir un budget 9 fois inférieur à celui du dernier Avengers (40 millions de dollars contre plus de 360 millions), qui privilégie la ruse à la force, l’intelligence au spectacle, le commentaire à l’action. En tant que divertissement, c’est une déconvenue. Mais pour l’épaisseur, on n’a toujours pas trouvé mieux que Shyamalan.

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