La Liste de Schindler

Calvaire et renaissance de Steven Spielberg

Cult. A l’occasion de la ressortie du chef-d’œuvre contesté de son auteur, en version restaurée, retour sur une expérience à haut risque dont le cinéaste a bien failli ne jamais sortir indemne.

Temps de lecture 6min

Par Philippe Guedj

Vingt minutes. Sur les deux heures que dure le documentaire HBO intitulé Spielberg, consacré en 2017 à la carrière du cinéaste, La Liste de Schindler occupe à lui seul 20 minutes. Loin, très loin devant tous les autres films du génie. L’écart en dit long sur le caractère absolument déterminant, aux yeux du réalisateur, de son chef-d’œuvre le plus controversé de sa carrière et au fil duquel l’homme des Dents de la Mer s’est littéralement consumé puis réincarné. Alors que les 25 ans du film sont marqués par sa ressortie en salles, le 13 mars dernier en France, dans une version restaurée en 4K, on sera toujours bien en peine de savoir si, oui ou non, Spielberg a commis une faute morale avec La Liste de Schindler, comme l’en blâma Claude Lanzmann, le réalisateur du définitif documentaire Shoah (1985).

Selon lui, dans une retentissante tribune du Monde publiée le 3 mars 1994 (Holocauste, la représentation impossible), comment son confrère américain pouvait-il prétendre “dire ce qu’a été l’Holocauste en racontant l’histoire d’un Allemand qui a sauvé 1 300 juifs, puisque la majorité écrasante des Juifs n’a pas été sauvée ? ». Bien plus bienveillant, vingt ans plus tard, à l’égard du terrifiant Le fils de Saul, de Lazslo Nemes (2015), qu’il considérait comme “l’anti Liste de Schindler”, Lanzmann reprochera pour toujours à Spielberg d’avoir affublé l’extermination des Juifs par les nazis, d’insupportables oripeaux hollywoodiens, trahissant la mémoire et la vérité de la tragédie. Douloureux débat. *

Revoir La Liste de Schindler aujourd’hui, en particulier au regard de la triste résurgence de faits antisémites en France et ailleurs ces dernières années, n’aide pas vraiment à trancher sur le fond. Mais on n’enlèvera jamais à Steven Spielberg la puissance émotionnelle et la sincérité de sa vision, la perfection dépouillée de sa mise en scène, les vertus pédagogiques du film (on se souvient encore de ces Américains sortant des salles, à l’époque, éberlués par une horreur qu’ils disaient ne pas soupçonner). Et au final, l’immense courage personnel d’un artiste qui avait tout à perdre dans l’affaire.

L’engagement fut radical pour le réalisateur âgé de 47 ans qui vécut un véritable calvaire de 72 jours pendant le tournage, en Pologne, en mars 1993. Issu d’une famille juive orthodoxe d’Europe centrale, dont certains membres ne revinrent pas des camps, Spielberg avait connu l’antisémitisme d’une certaine Amérique profonde, durant son adolescence à Phoenix, Arizona. Exclu par certains camarades à cause de sa judéité (des souvenirs qu’il évoque dans le documentaire de HBO), il finit par s’écarter radicalement de cette part d’identité en grandissant – “moi je voulais juste m’intégrer et en étant juif, à l’époque, je ne pouvais m’intégrer nulle part”. Lorsqu’en 1982, son ex-mentor chez Universal, Sidney Sheinberg, lui offre l’ouvrage La Liste de Schindler, de Thomas Kenneally, persuadé que le destin du jeune Steven est d’en tirer un film, le cinéaste a depuis longtemps abandonné la religion. Mais il dévore le livre et finit abasourdi par l’histoire vraie de cet Oskar Schindler, industriel allemand sauveur en 1943 de centaines de Juifs qui échappèrent aux camps de la mort en travaillant pour lui dans ses fabriques d’émail et de munitions. Spielberg rachète les droits du récit mais, terrassé à l’idée de l’adapter lui-même, tente de mettre plusieurs confrères sur le coup : Scorsese, Polanski, Pollack… qui tous déclineront. Il faudra dix ans de maturation pour que le roi du divertissement, qui a entamé une mue progressive vers des sujets plus graves avec La Couleur pourpre et Empire du Soleil, ne se jette à l’eau. Ou plutôt au feu, dans un baptême relevant du supplice pour un créateur qui va littéralement se réinventer. Affrontant tous les doutes : ceux du studio Universal, de la profession (dont son ami Stanley Kubrick), des journalistes et des siens.

Un tournage éprouvant
Mais son mariage religieux avec sa seconde épouse Kate Capshaw en 1991 et le réveil de l’antisémitisme en Europe après la chute du mur de Berlin nourrissent le réalisateur d’une force créative nouvelle. Elle ne sera pas du luxe. Produit pour 22 millions de dollars, La Liste de Schindler reste à ce jour son expérience personnelle la plus éprouvante. Le tournage, qui débute dans le froid et la neige à Cracovie puis aux alentours d’Auschwitz (et non dans le camp-même, comme l’avaient proposé les autorités polonaises), le pousse aux frontières de la dépression. Rattrapé par la gravité du sujet, l’ambiance délétère sur le plateau et la reconstitution de certaines des scènes les plus atroces du script, Spielberg affronte ses démons. Les prises de vue de la scène de liquidation du ghetto de Cracovie le laissent moralement exsangue et il termine régulièrement la journée en larmes dans les bras de Capshaw, qui a fait le déplacement sur place avec leurs enfants.

Le matin, l’équipe découvre des croix gammées taguées sur les décors. Un article du L.A Times révèle qu’à l’hôtel où résident les figurants, l’un d’entre eux, juif, est violemment pris à partie par un vieillard qui vient de lui demander sa religion et mime ensuite une pendaison tout en l’insultant.  Témoin de la scène, Ben Kingsley (alias le comptable, Itzhak Stern dans le film), corrigera sévèrement l’ordure. Ralph Fiennes (inoubliable dans le rôle du glaçant officier SS, Amon Göth), portant la tenue de son personnage entre deux scènes, subira aussi les commentaires nauséabonds d’une passante nostalgique du nazisme. Des figurants craquent, deux d’entre eux finiront en dépression. “Mêmes les bonnes journées étaient tristes” confiera plus tard Spielberg, dont Robin Williams tente régulièrement de remonter le moral au téléphone.

Les journées du patron se terminent, tard le soir, par de laborieuses conférences au téléphone avec ILM qui, depuis Los Angeles, finalise les effets numériques de Jurassic Park, tournés juste auparavant à la demande d’Universal. Le blockbuster aux dinos, qui sortira en juin 1993, fera d’ailleurs figure d’ultime vestige du “Spielberg d’avant” car, formellement, La Liste de Schindler contraint le cinéaste à réviser de fond en comble sa grammaire. Collaborant pour la première fois avec le chef opérateur polonais Janusz Kaminski (émigré aux Etats-Unis en 1980), Spielberg juge que le noir et blanc s’impose naturellement pour mieux immerger le spectateur dans l’aspect documentaire du film. L’absence de couleurs (hormis pour une poignée de scènes-clé dont le final, situé au présent, en Israël), permet aussi d’atténuer l’impact traumatique des moments les plus insoutenables. C’est précisément l’un des plus graves reproches qu’adresseront ses détracteurs à Spielberg, qui tente de résoudre une équation impossible entre le réalisme et une relative “préservation” mentale du public. Le noir et blanc sert aussi la caractérisation d’Oskar Schindler (Liam Neeson, dirigé à la respiration près par Spielberg), lequel, dans le film, passe progressivement de l’ombre à la lumière à mesure qu’il se mue en sauveur. Contrairement à toutes ses habitudes, le réalisateur tourne la plupart du temps caméra à l’épaule, sans rien avoir storyboardé pour garantir la spontanéité du film. Bien après le tournage, Spielberg devra faire de longues pauses sur la table de montage, au côté de son monteur attitré, Michael Kahn, terrassé par certaines scènes.

Spielberg envisage de laisser tout tomber
Malgré le prix à payer, le réalisateur sortira grandi d’une expérience qui aurait pu, en cas de ratage, désintégrer sa carrière. Épuisé sur tous les plans, il envisagea d’ailleurs, un temps, d’arrêter la mise en scène. Sept oscars (dont celui du meilleur film et meilleur réalisateur) et 321 millions de dollars de recettes mondiales plus tard, mais surtout grâce à une critique globalement positive malgré les controverses, Steven Spielberg sera suffisamment rasséréné pour ne pas raccrocher. Les recettes du film, qu’il réalisa sans toucher de cachet, lui permirent de financer en 1994 la création d’une Fondation pour la mémoire de la Shoah, destinée à recueillir les témoignages de milliers de rescapés.

Après La Liste de Schindler, plus rien ne sera comme avant pour le cinéaste, qui osera régulièrement s’attaquer à d’autres grandes blessures de l’Histoire, d’Amistad à Lincoln en passant par Il Faut sauver le soldat Ryan, Munich ou La Guerre des mondes (sa parabole SF du trauma post-11 septembre). Il a beau avoir depuis renoué par intermittence avec le popcorn (Tintin, Ready Player One…), Spielberg confiait encore récemment, lors d’une projection anniversaire du film au festival new yorkais de Tribeca en avril 2018, qu’aucun autre de ses longs métrages ne lui avaient apporté le même sentiment de fierté et d’accomplissement que La Liste de Schindler.

Le monumental chef-d’œuvre de 3 heures reste, 25 ans après sa sortie, cet inépuisable objet de cinéma, obscurci par de rares défauts… Comme la fameuse “scène de la douche”, laissant penser à un gazage imminent de déportées terrorisées, alors que seul de l’eau sort des pommeaux au plafond. Fallait-il faire La Liste de Schindler ? La question n’appelle aucune réponse tranchée. Mais, transcendant tout le reste, c’est bien davantage un souffle humaniste dévastateur qui l’emporte dans cette œuvre plastiquement sidérante et dont le final, au son d’une mélodie au violon déchirante composée par John Williams, n’a pas fini d’appeler nos larmes.

* Dans un entretien accordé au Monde en 1998, Spielberg affirma qu’« aucun film, et j’inclus La Liste de Schindler dans le lot, aucun documentaire, même Shoa, ne peut décemment rendre compte de ce que le monde Juif en Europe a enduré et ce à quoi il a survécu. Mon sentiment est qu’il me fallait en parler, tout du moins essayer. D’une certaine manière j’ai échoué, comme Claude Lanzmann, comme Primo Levi comme Elie Wiesel. »

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