« Cantona, je m’en foutais de savoir s’il était ingérable »

Dans la mini-série Dérapages, diffusée les 23 et 30 avril sur Arte, le réalisateur de Baron Noir
Ziad Doueiri met en scène Canto dans le rôle d’un chômeur à bout d’espoir.
Il nous parle de sa rencontre avec le géant à fleur de peau.

Par Julien Lada

Temps de lecture 4 min.

Ziad Doueiri

Interview

Éric Cantona en chômeur désenchanté filmé par le réalisateur de Baron Noir Ziad Doueiri, dans l’adaptation sérielle de Cadres Noirs, le roman de Pierre Lemaître, l’une des plumes les plus courtisées du moment. L’affiche était alléchante, et le résultat est à la hauteur. L’association de ces trois talents produit un thriller social bouillonnant, aussi protéiforme que son anti-héros caméléon. Déparages est à l’image de ses têtes pensantes : sanguine comme pouvait l’être Canto sur les terrains, méticuleuse comme l’œuvre du Prix Goncourt 2018 et acérée comme le regard de Ziad Doueiri, qui fit ses classes en assistant Tarantino sur Reservoir Dogs, Pulp Fiction et Jackie Brown. Alors que la mini-série débarque sur Arte, le volubile réalisateur revient pour nous sur sa collaboration avec Pierre Lemaître et sur son coup de foudre pour Éric Cantona.

Qu’est-ce qui vous a convaincu de réaliser Dérapages ?
J’étais à Beyrouth quand mon agent m’a appelé pour me proposer le projet. Je ne connaissais pas du tout Pierre Lemaître, je n’avais jamais lu ses livres, je n’avais même pas vu Au revoir là-haut. J’avais mes propres projets, mais j’ai quand même sauté dans l’avion pour Paris, dans lequel j’ai lu Cadres Noirs, le livre dont Dérapages est adapté. Et c’est le personnage, son voyage et ses failles, qui m’ont séduit. C’était accessible, direct, pas du tout intellectuel. Je ne suis pas du genre à donner dans les analyses cérébrales. Une trame simple me permet de construire des personnages complexes.

Comment avez-vous travaillé avec Pierre Lemaître et sa co-scénariste Perrine Margaine ?
On a fait plusieurs réunions de travail chez lui, où l’on débattait de chaque point. Dans la première version du scénario, il y avait beaucoup de voix off, et moi je pensais qu’un certain nombre d’entre elles pouvaient être suggérées par les actions du personnage. Évidemment il y a eu quelques points d’accrochage, mais tant qu’on se fait confiance, les désaccords débouchent toujours sur quelque chose de bon.

« ça a été une des plus belles rencontres de ma vie. »

Dérapages est porté par un acteur hors normes, Éric Cantona, qu’on associe à des coups de gueule sociaux mémorables. Une collaboration avec lui, c’est forcément musclé ?
Je ne connaissais rien de lui, pas même sa carrière de sportif ! J’ai vécu dans deux pays, le Liban et les États-Unis, où l’on suit très peu le football. Un jour, au cours d’une discussion avec les producteurs, j’ai vu dans un catalogue de profils sa photo de passeport, et j’ai trouvé qu’il avait la gueule idéale pour jouer Alain Delambre tel que je l’imaginais. J’ai pris le train pour Marseille, il est venu me chercher à la gare et m’a emmené dans un petit resto isolé. C’est un instinctif, simple, calme, un peu fragile. Il était réticent à l’idée de passer le casting car il ne voulait pas que les autres décident de la qualité de sa performance. Je lui ai dit que le seul qui déciderait, c’était moi. Je m’en foutais de savoir s’il était ingérable, s’il avait déjà tapé des gens… La seule chose que je voulais savoir, c’est si j’allais aimer travailler avec lui. Et ça a été une des plus belles rencontres de ma vie.

Dans le dossier de presse de la série, il insiste sur le travail préparatoire poussé que vous avez accompli ensemble. Quel souvenir gardez-vous de ces échanges ?
À cette époque, il habitait à Lisbonne, et j’ai pris plusieurs fois l’avion pour passer le week-end là-bas. On parlait moins du texte que de nos parcours respectifs. Je lui racontais ma jeunesse, mes parents, la guerre civile à Beyrouth dans les années 80… Ceci dit j’admets que quarante-huit heures avant le début du tournage, j’ai été un peu rattrapé par la trouille. Est-ce qu’il allait débarquer sans connaître son texte et me casser les couilles en improvisant ? Parce que moi je ne travaille jamais dans l’improvisation, je n’ai pas le temps pour ça, encore moins avec les dialogues qu’avait écrit Pierre Lemaître. Il est arrivé le premier jour, et il connaissait son texte par cœur, à la virgule près. Il avait mémorisé les scripts des six épisodes quinze jours avant le début du tournage !

« Les gens qui m’attirent, ce sont ceux qui sont un peu en rupture »

Dérapages met en miroir la violence symbolique dont sont victimes les chômeurs et la violence physique avec laquelle ils répondent quand ils sont poussés à bout. Quel défi cette double violence vous a-t-elle posé en termes de représentation ?
Ça a été un des premiers sujets dont on a discuté avec Pierre Lemaître. Il l’a parfaitement résumé en disant que c’était un personnage très violent mais finalement très humain. On ne s’attache jamais aux héros lisses. L’un des plus beaux personnages de ces dernières années, c’est Walter White dans Breaking Bad, un homme profondément bon qui commet des actions profondément mauvaises. J’aime travailler sur des personnages qu’on pousse à l’extrême jusqu’à en révéler l’humanité, parce que je suis passé par là. Pendant la guerre du Liban, j’ai été arrêté à des barrages, frappé par les miliciens de l’occupation syrienne. C’est dans les moments les plus tragiques et sanglants qu’on en apprend le plus sur soi-même.

Le Paris que vous filmez est un Paris mondialisé, celui du capitalisme financier…
On a très peu tourné dans Paris même, à l’exception du 16e arrondissement où se situe l’appartement des Delambre, car on y trouve davantage d’architecture des années 70. Pareil pour la prison, je ne voulais pas un bagne du 19e siècle, j’ai poussé pour qu’on choisisse la prison la plus moderne, à savoir Fleury-Mérogis. C’est une prison très américaine visuellement ! J’ai passé la plus grande partie de ma vie à Los Angeles, une ville très moderne qui a influé sur ma façon de cadrer, de filmer. À Paris, on s’enferme toujours dans le décor haussmannien alors qu’il y a aussi La Défense, l’un des plus grands centres économiques européens, à dix minutes de métro ! Déjà à l’époque de Baron Noir, ça m’obsédait d’aller tourner à la Défense, je voulais même qu’on intègre dans la série l’idée de déménager l’Élysée là-bas!

Puisque vous évoquez Baron Noir, il y a des parallèles entre Philippe Rickwaert et Alain Delambre, deux outsiders qui apprennent à mener leur barque sans qu’on sache s’ils s’adaptent au courant ou s’ils ont toujours trois coups d’avance…
Je me sens à l’aise avec ce genre de personnages, car moi-même je me sens comme un « fish out of water » (ndlr : un poisson hors de l’eau) comme on dit. Les gens qui m’attirent, ce sont ceux qui sont un peu en rupture, même s’ils ne sont ni meilleurs ni moins bons. C’est ce qui me fascine par exemple chez ce docteur Raoult dont tout le monde parle en ce moment. Je ne dis pas que c’est un génie ou qu’il a découvert une solution miracle contre ce virus. C’est peut-être même un charlatan, je n’en sais rien. Mais son côté radical, hors système m’intrigue.

Dérapages

Bande Annonce

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