The Nevers sur OCS

The Nevers, plus whedonien que jamais

N’en déplaise à ceux qui préfèrent se pincer le nez : The Nevers, qui débute ce soir sur OCS, est l’œuvre la plus radicalement féministe de Joss Whedon. Un conte victorien surnaturel débordant de fun et d’espoir, qui vient bousculer les figures imposées de la série câblée, et dresse en creux l’autoportrait lucide de son créateur déchu.

Par Yaële Simkovitch et Caroline Veunac

Temps de lecture 10 min

The Nevers

Bande-Annonce

Ambitieuse, foisonnante, impeccablement produite… The Nevers, la nouvelle série de Joss Whedon, lancée aux États-Unis sur HBO et ce soir en France sur OCS, ressemblerait presque aux autres séries du câble américain, si son auteur n’avait pas truffé son drame surnaturel victorien de blagues et de personnages réjouissants. Dès le premier épisode, le récit se démarque par son humour et son refus de se plier au culte du anti-héros qui domine la télévision de prestige depuis plus de vingt ans. Le cynisme, la corruption et la violence sont bien de la partie, mais ici, ces valeurs, qui caractérisent nombre de héros de série contemporains, sont reléguées au rang d’antagonistes. Les héroïnes de The Nevers sont au contraire des personnages qui, aussi imparfaites soient-elles, luttent pour imposer un peu de bienveillance et d’espoir dans leur monde de brute.

Avec cette nouvelle série – sa première depuis Dollhouse en 2011 –, Joss Whedon réaffirme son obsession de faire le bien et de changer le monde, mais cette fois sur la chaîne de Game of Thrones. Une bonne nouvelle pour les aficionados du créateur de Buffy contre les vampires qui, à une époque où la noirceur sérielle est devenue la norme, en particulier sur le câble, espéraient le voir souffler un vent de légèreté transgressive sur ce morne paysage. Une déception, peut-être, pour la faction sériphile la plus élitiste – celle qui regarde encore Buffy de haut – qui s’imaginait que le scénariste virtuose, libéré du carcan de la télé commerciale, nous offrirait une œuvre « de la maturité », c’est-à-dire forcément grave et sombre. Pourtant, si l’art whedonien peut encore générer certains malentendus, en 2018, lors de l’annonce de sa collaboration avec HBO, rares étaient les détracteurs à discuter le fait que son nom serait un gage de féminisme. Presque tout le monde alors se réjouissait que l’influence du spécialiste des strong female characters vienne équilibrer la fâcheuse tendance des séries de la chaîne à se complaire dans le trauma de leurs héroïnes, souvent violées, presque systématiquement dénudées, et rarement maîtresses de leurs destins.

    « Joss Whedon réaffirme son obsession de faire le bien et de changer le monde. »

Trois ans plus tard, il n’y a presque plus personne pour se féliciter que la mission soit accomplie. Encore moins après que Joss Whedon a quitté The Nevers au terme de six épisodes en novembre dernier, invoquant une « grande fatigue ». Sa réputation de chic type avait déjà été écornée par les déclarations de l’acteur Ray Fisher lui reprochant d’avoir été caractériel sur le tournage de Justice League. Depuis, c’est une autre actrice, Charisma Carpenter, qui l’accuse de comportements tyranniques à l’époque de Buffy et Angel. La « conversation » autour de l’auteur culte a radicalement changé, et il est aujourd’hui de mise de remettre en question l’héritage féministe de son œuvre, certains allant jusqu’à voir a posteriori dans son goût pour les héroïnes badass le masque de sa masculinité toxique. Pourtant, HBO a beau avoir réduit son nom à une note de bas de page dans la promo de la série, et même si d’autres poursuivront l’ouvrage à sa place (Philippa Goslett ayant repris le poste de showrunneuse), The Nevers est bien une œuvre de Joss Whedon. Est-il le boss infect décrit par certains de ses anciens partenaires de plateau ; le collaborateur idéal salué dans les interviews par les actrices de The Nevers ; ou possiblement les deux ? Nous l’ignorons. Ce que sa nouvelle série réaffirme en revanche à nos yeux, c’est qu’il est une voix importante de la création télévisuelle. Une voix authentique. Une voix qui, par sa complexité même, nous raconte quelque chose de lui et de ses contradictions.

Alors revenons à la série. Située dans le Londres de la toute fin du XIXe  siècle, The Nevers est un conte surnaturel d’aventure où l’on suit l’histoire des touched (les « touché.es ») : des femmes et quelques hommes qui, après un évènement céleste inexpliqué survenu trois ans plus tôt, se retrouvent dotés de talents hors du cadre des lois de la nature. Au centre du récit, Amalia True (Laura Donnelly), une veuve qui dirige un orphelinat abritant un groupe de touched, a par exemple des flashs du futur ; et Penance Adair (Ann Skelly), son acolyte, utilise son hyper-perception de l’énergie qui nous entoure pour inventer moulte machines ébouriffantes destinées à la protection de leur petite communauté. Car les pouvoirs de ces êtres jusque-là assujettis provoquent des remous dans les hautes sphères de l’Empire britannique. Faut-il les craindre, les protéger, ou tout simplement découvrir la conspiration qui doit immanquablement être à l’origine de cette affliction ? Les touched sont le test de Rorschach d’une société victorienne terrifiée de perdre le contrôle dans un monde qui change à une vitesse galopante.

Fidèle aux thèmes qui lui sont chers, Whedon utilise une fois de plus le surnaturel pour incarner la puissance intrinsèque de ceux qui sont traités comme impuissants. Ce procédé, qu’il a été l’un des premiers à mettre en œuvre de manière aussi volontariste à la télévision dans Buffy, s’est certes généralisé depuis. Mais ce qui élève depuis toujours Whedon au-dessus du tout-venant, c’est l’art et la manière. Les quatre épisodes de The Nevers que nous avons pu voir à ce jour remettent en évidence son exceptionnel sens de la narration sérielle. Plus spécifiquement, ils témoignent de sa maîtrise époustouflante de la structure épisodique, de plus en plus rare dans les fictions de prestige du câble ou des plateformes, où la pratique du binge watching favorise une narration invertébrée. En maître inégalé de la structure et de l’agencement, Whedon compose chaque épisode comme un mouvement d’une symphonie en train de s’écrire, où la dernière scène répond à la première. À la clé, une grisante sensation d’efficacité qui tranche avec le côté pataud de beaucoup de séries actuelles, décuplée par des dialogues tranchants comme des rasoirs et des personnages multicolores et surprenants.

L’effet immédiat des séries de Whedon, c’est la jubilation. Mais comme Spiderman, son super-héros préféré, il sait qu’avec ses grands pouvoirs de conteur vient une immense responsabilité. Et s’il ne sacrifie jamais l’action pour le bien d’une leçon de morale, ce qu’il y a à dire d’important ne fait jamais les frais de son talent pour nous divertir. Jonglant avec dextérité entre symbolisme, narration et humour, Whedon tricote son propos et son histoire en un kaléidoscope où chaque scène, chaque phrase même, est à la fois motrice et profondément évocatrice. Le spectacle qu’est The Nevers nous parle de la condition humaine en général, en nous racontant les aventures de super-héroïnes en corset en particulier. Et si la série est aussi plaisante à regarder, c’est précisément parce ce que ce regard sur l’humanité, et la politique qui le sous-tend, sont tournés vers la positivité. Évitant habilement le trauma porn sans pour autant tomber dans le girl power désincarné, Whedon prouve qu’il a plusieurs trains d’avance quand il s’agit de répondre à la question : à quoi peut ressembler une série féministe en 2021 ?

La réponse est ici dans l’extension de la condition féminine, dont les touched sont une métaphore filée, à toutes les marginalisations sociales. Des femmes aux exclus et même à l’individu social en général, une même dynamique de pouvoir est à l’œuvre, et The Nevers s’impose comme une œuvre de libération pour tous. Celui qui créa l’inoubliable Rupert Giles, le bibliothécaire so british du lycée de Buffy, ne choisit pas de placer son histoire à Londres uniquement pour satisfaire à son fétichisme anglais. En plantant son décor dans le berceau de la révolution industrielle et du capitalisme moderne, il met en tension un progrès économique s’appuyant sur l’exploitation de certaines franges de la population, et le progrès social incarné par les héroïnes et leurs alliés, qui mènent, au-delà du féminisme, une intrépide lutte des classes.

    «  Whedon compose chaque épisode comme un mouvement d’une symphonie en train de s’écrire. »

Cette corrélation n’est pas étonnante de la part de Whedon, chez qui le féminisme a toujours été un élément constitutif de son univers, plutôt qu’une fin en soi. Présenté à tort par les médias comme un champion auto-proclamé du féminisme, il a pourtant toujours refusé la couronne de laurier : pour lui, son engagement n’avait rien de remarquable, c’était le minimum qu’on devrait attendre de tous. Au-delà du féminisme en soi, son œuvre n’a eu de cesse d’explorer ce qui est, au fond, son véritable sujet de prédilection : l’éthique du pouvoir. Une question à laquelle chacun d’entre nous, dominants ou dominés, et bien souvent les deux en même temps ou alternativement, est confronté dans son existence d’être humain. Les héroïnes comme les héros whedoniens ne sont pas seulement les défenseurs de la veuve et de l’orphelin. Ils sont aussi des êtres faillibles, aux prises eux-mêmes avec l’exercice de l’autorité et ses écueils. Ce thème, plus complexe qu’un simple plaidoyer, est une fois encore présent dans The Nevers : Amalia, la cheffe de bande de la série, lutte avec le poids de sa responsabilité et avec l’image intransigeante que ses camarades lui renvoient d’elle.

C’est ainsi que la série de celui dont on ne dit plus le nom nous apparaît en creux comme l’autoportrait d’un visionnaire lui-même porteur d’une marginalité (rappelons qu’Amalia est affublée du « don » de voir l’avenir) en proie au conflit interne d’être mis en position de leader et de manager. Whedon es-tu là ? Comme dans ses séries précédentes, l’auteur s’interroge sur l’éthique du pouvoir sous l’angle de l’abus dont on est victime, mais aussi de la responsabilité individuelle qu’on y engage et de la rédemption de ceux qui en ont abusé. Et ce qui traverse in fine ses interrogations inévitablement personnelles, par-delà les failles et les échecs, c’est l’aspiration au bien, qu’il charge son histoire et ses personnages de diffuser dans le monde. Pourquoi voir de l’hypocrisie dans ce qui nous apparaît au contraire d’une lucidité et d’une honnêteté criantes ? Le sort de The Nevers est scellé – elle restera un objet de curiosité sériel associé à la disgrâce de son créateur. Ça ne nous empêchera pas de regretter longtemps la suite que Joss Whedon n’écrira pas. Cette suite qui aurait à coup sûr continué d’humaniser les questions politiques qui nous importent plus que jamais, et de nous inspirer des réponses moins manichéennes.

The Nevers est disponible sur OCS à partir du lundi 12 avril

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