De Sharp Object à La Promesse

La mini-série a-t-elle remplacé le cinéma (et les séries) ?

Depuis un an, on ne parle plus beaucoup de cinéma (ou pour pleurer la fermeture des temples), et pas tellement non plus de séries au long cours (sauf pour se plaindre de leur essoufflement). La nouvelle favorite du public, le totem des créateurs, la star des conversations, c’est la mini-série. Jusqu’à se demander si ce format ne va pas bouffer tous les autres.

Par Michaël Patin

Temps de lecture 10 min

« Les séries c’est industriel, les films c’est de la poésie. » La petite phrase, prononcée par Thierry Frémaux en 2018 dans une interview au Figaro, un jour avant l’ouverture du 71ème Festival de Cannes, avait suscité d’innombrables et houleux débats entre cinéphiles, dans un contexte déjà tendu de blocage des productions Netflix – la règle étant que « tout film qui souhait(ait) concourir pour la Palme d’Or devr(ait) sortir dans les salles françaises ».  Une prise de position d’autant plus surprenante que l’année précédente, David Lynch avait symboliquement saboté ces mêmes échelles (de valeurs) avec Twin Peaks : The Return, objet autonome et ultra-ambitieux de dix-huit heures, élu « meilleur film de 2017 à l’unanimité » par Les Cahiers du cinéma et dévoilé en avant-première… à Cannes. Depuis, l’Histoire sur sa pente savonneuse a tranché. Vu depuis notre « monde d’après » (à peine trois ans plus tard), l’aphorisme de Frémaux, ses motivations, ses conséquences, semblent appartenir à un passé lointain, un monde englouti aux us et coutumes tout à fait excentriques.

Fermées sine die, les salles ne peuvent de fait remplir leur fonction (déjà discutable) de refuge poétique, renvoyant chacun à son petit écran et ses petits abonnements, là où les frontières esthétiques se brouillent, les formats se chevauchent, où tout n’est que contenu à géométrie variable. Tandis que les films de cinéma sont redécoupés en tranches par leurs auteurs pour coller aux usages des plateformes (Les Huit salopards de Tarantino sur Netflix, proposé en quatre parties avec vingt minutes inédites), quand ce ne sont pas les spectateurs qui s’en chargent eux-mêmes (The Irishman de Scorsese, relancé entre deux pauses pipi), les séries se présentent de plus en plus comme des œuvres finies. La poésie circule librement entre cinéma et séries, l’industrie profite de cette circulation, et (presque) plus personne n’y trouve à redire. Le signe des signes (déjà lisible dans Twin Peaks : The Return) étant, bien sûr, l’avènement créatif et commercial de la mini-série. Un format dont l’aspect transitoire ni cinéma, ni feuilleton, un peu tout ça à la fois achève de boucher les vieilles tranchées, remodelant notre rapport au temps filmique.

Mini-série : le terme, qui s’est imposé dans notre vocabulaire, manque sans doute un peu de personnalité pour rendre compte du phénomène. « Je préfère parler de « limited series”, comme le font les Américains, parce que cela exprime bien la spécificité d’une histoire qui est bouclée, affirme pour sa part Boris Duchesnay, directeur général adjoint en charge des programmes d’OCS. Le problème du terme “mini-série” c’est qu’il semble suggérer que ce format n’a pas beaucoup d’importance alors que c’est tout le contraire ! » Cette importance stratégique (notamment pour OCS, locomotive du format en France via son accord avec HBO) se mesure autant au volume qu’au succès exponentiel de ces programmes « limités ». « Je pense que ça permet notamment de toucher un public qui ne jurait que par le cinéma, et se détournait des séries parce qu’il fallait s’engager sur un temps indéfini et attendre entre les épisodes et les saisons. Et puis ça rassure les gens sur les risques d’addiction. On sait qu’on va pouvoir vite retrouver une vie sociale. »

Ainsi en 2020, les mini-séries ont monopolisé comme jamais auparavant les conversations et saturé les tops de l’année. The Undoing, I May Destroy You, Le Jeu de la dame, Devs, The Plot Against America, Unorthodox, The Outsider, The Third Day, Mrs America, Normal People, I Know this much is True, Antidisturbios, ainsi que les docu-séries The Last Dance ou Tiger King, ont ainsi démontré leur capacité à faire événement dans une industrie en surchauffe. « Dans cette marée immense de contenus qui inonde le paysage audiovisuel, les plateformes comme les diffuseurs historiques cherchent à se démarquer, poursuit Boris Duchesnay. Et il se trouve que la mini-série remplit bien cet objectif, soit en allant chercher des sujets forts adaptés à son format par exemple Chernobyl, une histoire dont les tenants et aboutissants sont connus soit en attirant des talents de premier ordre qu’on peut avoir justement parce qu’on ne les bloque pas indéfiniment. Quand Nicole Kidman, qu’on a peu vue dans des séries, joue dans Big Little Lies ou The Undoing, ça a du poids. » Une analyse partagée par Anne Landois, showrunneuse et scénariste habituée des séries au long cours (les saisons 3 à 6 d’Engrenages, c’est elle), dont la mini-série La Promesse a connu un succès fulgurant lors de sa diffusion sur TF1 en janvier. « On l’a conçue comme ça dès le début : pour créer un événement. De l’écriture à la musique en passant par le casting 4 étoiles, on a mis le paquet à tous les niveaux. Quitte à provoquer la frustration plutôt que la lassitude. Et pourtant on a quand même été surpris par l’incroyable réaction du public : sur le compte Insta de la série, les gens prenaient en photo leur télé ! »

Cette capacité disruptive, propre aux limited series (qu’on appelle d’ailleurs aussi event series) nous ferait presque oublier que ce format n’a rien de nouveau. Aux États-Unis, il émerge à la fin des années 70 grâce au succès de Jesus of Nazareth et surtout de Roots, une adaptation de 12 heures du roman d’Alex Haley, diffusée sur ABC en janvier 1977 (et en France sous le titre Racines). Longtemps avant l’ère du binge watching, les limites du format participent de sa force de rassemblement : Roots, fresque sur une famille d’esclaves afro-américains sur trois générations, scotche ainsi les téléspectateurs devant leur poste pendant huit soirées consécutives. La décennie suivante marque un premier âge d’or des mini-séries, avec une dominance de sujets historiques qui se prêtent à un traitement en profondeur, avec une fin arrêtée, de Shogun (NBC, 1980) à The Thorn Birds (alias Les Oiseaux se cachent pour mourir, ABC, 1983) en passant par The Winds of War (ABC, 1983).

Problème : le prestige associé à de tels projets implique des coûts de production toujours plus hauts, et les échecs se payent au prix fort. Les networks, jugeant la prise de risque trop élevée, vont ainsi rabattre peu à peu sur des projets moins verrouillés, qui peuvent être stoppés ou reconduits à l’antenne suivant leur audience. Preuve du déclin, les Emmy Awards décident en 1991 de fusionner les catégories Outstanding Miniseries et Outstanding TV Movie, opération reproduite en 2011 suite à une édition 2010 où seules deux mini-séries se battaient en duel. Il faudra attendre 2014 pour qu’elles retrouvent leur propre catégorie (renommée Outstanding Limited Series l’année suivante) grâce au succès de l’anthologie American Horror Story. Un retour en grâce qui ne s’est plus démenti depuis, générant un afflux créatif et une pérennité commerciale inédits.

« Longtemps avant l’ère du binge watching, les limites du format participent de sa force de rassemblement. »

Ce qui distingue vraiment les mini-séries actuelles de leurs ancêtres, c’est leur capacité à s’emparer de tous les sujets (y compris les plus brûlants), à manipuler tous les genres (la géniale variation sur Watchmen, qui prouve que les super-héros ne sont pas condamnés aux sagas sans fin), à inventer de nouvelles esthétiques (l’expérimentale The Third Day). D’où l’attraction exercée sur les auteurs et réalisateurs venus du cinéma, qui y voient un bain de jouvence où revitaliser leur savoir-faire. De Todd Haynes (Mildred Pierce) à Damien Chazelle (The Eddy), de Nicolas Winding Refn (Too old to die young) à Jean-Marc Vallée (Big Little Lies et Sharp Objects), d’Alex Garland (Devs) à Rodrigo Sorogoyen (Antidisturbios), les plus grands noms du septième art cèdent ainsi l’un après l’autre aux sirènes du petit écran. Et pour beaucoup, le terme « mini » fait office de sésame. C’est le cas de Rebecca Zlotowski, habituée au fauteuil d’auteure dans le cinéma français (Planétarium, Une fille facile), qui a franchi le pas en 2019 avec Les Sauvages sur Canal+. « Aujourd’hui, quand on vient du cinéma, faire de la série est séduisant parce qu’on a plus de temps, plus de matière, parfois plus de budget… mais c’est vrai que beaucoup n’y vont pas parce que c’est un engagement à durée indéterminée. Et ça, c’est très inquiétant. La mini-série résout ce dilemme en ce qu’elle permet de déployer un grand projet dramaturgique, tout en mettant une date de fin sur le calendrier. »

Pour l’instant, cet avantage, qui s’applique aux acteurs comme aux réalisateurs, bute encore contre les particularités de notre « exception culturelle », d’où un moindre afflux de cinéastes en comparaison avec les États-Unis ou nos voisins espagnols. « Si la mini-série n’est pas la forme la plus prisée par les cinéastes français, c’est parce qu’il n’y a pas plus libre qu’un cinéaste en France, reconnaît Rebecca Zlotowski. Il faut vraiment avoir un désir formel et même, je dirais, politique. Pour moi, c’était la possibilité de m’adresser au plus grand nombre : je sais que je ne ferai jamais autant d’entrées avec un de mes films au cinéma qu’avec le replay des Sauvages. Pour dire les choses de manière mégalo, c’est presque un choix de service public : mettre son exigence au service d’une générosité plus mainstream. » Cette timidité toute gauloise, héritée d’une distinction systémique entre art majeur et mineur, est en train de tomber comme partout. On n’arrête pas un tel cercle vertueux : plus les grands auteurs font des séries, plus la qualité des séries augmente, et plus elles attirent les grands auteurs… « On l’a vu avec Jacques Audiard sur les deux derniers épisodes du Bureau des Légendes : Eric Rochant lui a donné un vrai rôle de scénariste, réalisateur et showrunner, se réjouit Boris Duchesnay. De même, cette année, Toledano et Nakache signent l’adaptation française d’En Thérapie, leur première série pour Arte. Il y a donc un signal fort du côté des grands auteurs français, mais aussi du côté de la nouvelle génération, qui passe instinctivement d’un genre à l’autre. »

Si l’engagement limité des mini-séries rassure les cinéastes, ils sont aussi motivés par les potentialités narratives propres à la série en particulier les plus jeunes, biberonnés aux Sopranos, Six Feet Under, The Wire et autres chefs-d’œuvre du genre. Une mini-série, c’est plus léger qu’un feuilleton en six saisons, mais avant tout, ce n’est pas du cinéma. « L’esprit feuilletonnant faisait partie de l’excitation, reconnaît Rebecca Zlotowski. Le cliffhanger de la fin d’épisode, c’est un vrai régal ! Sur Les Sauvages, on avait même la contrainte du découpage en soirées : comme il y avait deux épisodes diffusés à la suite, le second cliffhanger devait être plus fort que le premier. Dès la phase d’écriture, la chaîne nous a poussé à anticiper la fin de la soirée. Par ailleurs, la mini-série permet de développer l’empathie avec les personnages. On peut inclure des scènes blanches, neutres, qui n’auraient pas leur place dans un long-métrage sans un grand parti pris de mise en scène. Je pense au personnage de Souad dans Les Sauvages : s’il n’avait fallu que garder les scènes de climax, on aurait perdu beaucoup d’émotion et d’identification. » Ainsi la mini-série, avec ses codes et contraintes parfois drastiques, peut induire de fécondes remises en question. « J’ai l’impression que ça m’a permis une forme de détente pour ouvrir un jeu consenti avec le spectateur, et faire passer des choses plus “grosses” que ce que j’aurais fait au cinéma. J’y vois aujourd’hui la possibilité de “m’auto-vampiriser” en faisant bénéficier mes films de tout ce que j’ai appris avec la mini-série. »

De l’autre côté de la frontière (poreuse), les spécialistes du petit écran semblent aussi y trouver matière à renouvellement. C’est le cas d’Anne Landois. « La mini-série est un format qui permet beaucoup d’expérimentations, et je trouve ça passionnant. Écrire La Promesse m’a permis de sortir un peu de mes habitudes. Il y a tout un arrière-plan qui n’est pas montré. Il a fallu aller à l’essentiel sans perdre de vue la dramaturgie ou l’émotion. Et au final, je me suis éclatée à faire ces choix. » C’est peut-être ça, la clé du phénomène : qu’elle dure le temps d’un gros long-métrage ou d’une courte saison de série, comporte 3 ou 10 épisodes, se découpe en tranches de 16 ou 55 minutes, la mini-série donne un cadre, souple mais précis, aux désirs des créateurs, tout en comblant n’importe quel diamètre de trou dans nos emplois du temps. Entre impact de l’événement et permanence de l’œuvre en replay, difficile de trouver la faille industrielle. D’ailleurs, si une mini-série cartonne au-delà de toute attente, ou que ses créateurs se sont entichés de leur histoire, qui empêche de remettre le couvert quitte à rompre le contrat de départ ? « On finit souvent sur un petit sentiment de frustration quand ce “grand film” se termine, ce qui ouvre la possibilité de transformer la mini-série en série », remarque Boris Duchesnay.

Jane Campion (Top of the Lake) ou Paolo Sorrentino (The Young Pope, suivie de The New Pope) ont ainsi fait durer le plaisir le temps d’une deuxième saison. Tandis que The Handmaid’s Tale, qui aurait pu s’arrêter à l’issue de la saison 1, correspondant à la fin du roman de Margaret Atwood, s’est appuyée sur ses bonnes audiences pour poursuivre pendant plusieurs années, réunissant dès la seconde 40% de fidèles supplémentaires. « La question s’est aussi posée aussi chez HBO pour Watchmen, même si Damon Lindelof a décidé d’arrêter, complète Boris Duchesnay. Le phénomène d’engagement du spectateur propre à la mini-série pose la question des prolongations. » Anne Landois confirme : « On est tellement pris par l’histoire et les personnages qu’on ne veut pas que ça s’arrête. Même sur La Promesse, qui est clairement finie, on discute de la possibilité de faire une saison 2. Par contre, il ne faut pas se tromper sur la suite. Ce n’est pas la même chose que pour une série traditionnelle, où l’on pense à la récurrence dès la première saison. Mais c’est un exercice intéressant. »

Et si la séduction de la mini-série était une menace à la fois pour le cinéma et pour la série classique à saisons multiples ? Sans aller jusque-là, et tout en célébrant le dynamisme de ce format, d’aucuns regretteront son côté bulldozer. Et les dommages collatéraux qui vont avec. Souvent auréolées du nom d’un cinéaste star venu s’essayer à la fiction télé, la mini-série évènementielle tend par exemple à faire passer à l’as les scénaristes qui l’ont ouvragée dans l’ombre, comme l’a illustré le récent accrochage entre Olivier Nakache et Eric Toledano et les co-auteurs d’En thérapie David Elkaïm et Vincent Poymiro, qui revendiquaient leur part de reconnaissance. En filigrane – et même si beaucoup de réalisateurs, comme Rebecca Zlotowski sur Les Sauvages, sont pleinement investis dans l’écriture –, le déplacement du centre de gravité de la série du poste « scénariste » vers le poste « réalisateur » tend à glamouriser une tradition foncièrement populaire, altère la spécificité historique du feuilleton télé, et le lien émotionnel que les aficionados du genre entretenaient avec lui.

« Entre impact de l’événement et permanence de l’œuvre en replay, difficile de trouver la faille industrielle. »

Dans les salles de cinéma, on allait chercher la fulgurance d’un geste de mise en scène, qui bousculait notre quotidien ; sur son écran domestique, on retrouvait la récurrence d’un récit au temps long, la familiarité avec des personnages, qui généraient un attachement profond. Avec la mini-série, la prime au concept tend à écraser ces deux expériences distinctes au profit d’une seule. Mi-chèvre, mi-chou ? Avec son côté tout en un, la mini-série semble parfois avoir été choisie moins pour sa pertinence artistique que pour sa nature synthétique, bien pratique pour tout le monde. Au point que certaines œuvres donnent l’impression de s’être trompées de format : plutôt que de tirer à la ligne sur huit épisodes, Sharp Objects aurait fait un excellent film de deux heures. À l’inverse, on se serait bien vu suivre les personnages de Devs, belle mais finalement trop superficielle, sur plusieurs saisons.

Qu’elle suscite un peu de nostalgie chez les ciné-sériphiles du monde d’avant n’y change pas grand-chose : la mini-série est là et bien là, et s’impose comme le format phare du monde d’après. Avec tout ce que ça contient de promesses. L’avenir immédiat ? Sans doute un déploiement et un recalibrage décomplexé des histoires d’un format à l’autre, accessible aux auteurs les plus exigeants, comme c’est déjà le cas pour les franchises. Le « cinematic universe » à portée de toutes les bourses ? « J’y pense beaucoup, avoue Rebecca Zlotowski. Évidemment il faut que ça ait du sens : pas juste sauter à pieds joints sur une bonne idée pour fabriquer du merchandising. Moi, ce qui m’intéresserait, c’est de commencer par une mini-série et de la développer ensuite au cinéma. Ça vient d’un questionnement sur mon industrie : je vois qu’il y a un vivier de spectateurs qui ont un peu déserté les salles et ont l’impression que leurs seuls supports de fiction, ce sont les plateformes et les séries, et je pense ça serait intéressant de les ramener au cinéma par effet de passerelle. » À la fois claire dans ses promesses et ouverte à toutes les mutations, la mini-série se nourrit de cinéma autant qu’elle le bouscule, endosse les exigences du feuilleton en contournant certains de ses clichés. Elle s’impose ainsi comme le produit parfaitement (dé)calibré propre à combler la voracité d’un public devenu hermétique aux vieilles distinctions.

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