ANTIDISTURBIOS & PATRIA

La movida des séries espagnoles

Deux séries espagnoles débarquent sur la plateforme de Canal+ : Antidisturbios de Rodrigo Sorogoyen et Isabel Peña, et Patria d’Aitor Gabilondo. Par leur approche ambitieuse de sujets sociétaux brûlants, ces deux productions témoignent d’un âge d’or de la fiction ibérique. Retour sur un boom économique favorable aux auteurs.

Par Michaël Patin

Temps de lecture 5 min.

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“Une série comme Antidisturbios n’aurait pas pu exister en Espagne avant aujourd’hui. On n’aurait jamais pu aborder un tel sujet, et certainement pas avec de tels moyens.” Rodrigo Sorogoyen ne cache pas sa satisfaction face au changement de statut et de stature des séries espagnoles. En connaissance de cause : avant de devenir l’un des cinéastes les plus aimés et respectés de la péninsule (Que Dios nos perdone en 2016, Madre en 2019, et entre les deux, El Reino et ses sept Goyas), il a comme nombre de ses pairs usiné des séries pour la télévision nationale, du drama médical (Frágiles) à la comédie de moeurs (Impares), se heurtant à la mollesse d’un système replié sur ses formules grand public. Mais ça, c’était avant. Et à elle seule, l’existence d’Antidisturbios, mini-série format auteur créée avec sa coscénariste Isabel Peña (6 chapitres de 50 minutes, qui peuvent s’avaler d’une traite comme un grand long), est la preuve éclatante de ce basculement.

“Après la crise politique et sociale de 2011, beaucoup d’affaires de corruption ont fait surface et les clashs avec la police sont devenus monnaie courante. Tout à coup, on a eu besoin de raconter ce qui se passait.” Pour Sorogoyen, Antidisturbios répond donc d’abord, comme certains de ses films, à une demande sourde mais urgente du corps social. Avec sa caméra embarquée, il nous parachute, dans le premier épisode, au sein d’un commando d’antidisturbios – la police anti-émeute, équivalent de nos CRS – chargé d’expulser les locataires d’un appartement du centre de Madrid. Poussés à l’usage de la force par leurs supérieurs, les virils représentants de l’ordre sont vite dépassés par le nombre et la résistance des occupants, jusqu’à l’immanquable bavure – point initial d’une enquête interne à rebondissements, menée par une jeune agente obstinée.

Outre sa virtuosité technique à couper le souffle, au service d’un réalisme sous tension, Antidisturbios se permet d’appuyer là où ça fait mal, mettant à jour un écheveau d’arrangements crapuleux remontant jusqu’aux sommets de la hiérarchie judiciaire et économique. Résultat : double levée de boucliers en Espagne, avec d’un côté, un collectif d’antidisturbios fâché d’être mis face à ses failles, et de l’autre, la gauche catalane, qui a jugé qu’il s’agissait d’un “lavado de cara” (une opération de blanchiment) de la police avant même d’avoir vu la série. Non seulement ces réactions, aux deux extrémités du spectre, valident le projet (Sorogoyen et Peña ne jugent jamais leurs personnages, c’est l’épaisseur du réel qui les intéresse), mais elles nous renseignent sur le changement d’échelle de la fiction sérielle espagnole. Il s’agit bien désormais d’un phénomène de société.

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« Pour la première fois, on parle plus de nos séries que de notre cinéma »

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“Pour la première fois, on parle plus de nos séries que de notre cinéma”, résume ainsi Concepción Cascajosa Virino, professeure à l’Université Carlos III de Madrid. Cette spécialiste des médias a observé de près l’explosion du marché des séries et ses conséquences sur la création. Avec plus de 70 œuvres originales produites en 2020 en Espagne, contre 38 en 2015 (près de 100% de progression), le pays est devenu en quelques années un nouvel eldorado industriel. Les plateformes de streaming jouent du coude pour exploiter le filon, Netflix en tête. Le géant américain capitalise sur le succès phénoménal de La Casa de Papel en achetant des séries à la douzaine (les plus fréquentables : Elite, Las Chicas del Cable, Velvet ou la récente Valeria) et a installé en 2019 son premier hub de production européenne à Madrid (nommé fort à propos Casa Netflix), avec pour objectif 10 à 12 créations originales par an. Amazon, Disney ou HBO s’engouffrent dans la brèche… Tout va très vite, et le temps où les séries d’Espagne n’étaient faites que pour les Espagnols (à de rares exceptions) semble déjà loin. “Ils nous voient comme un point de connexion avec l’Europe mais aussi l’Amérique latine, avec qui nous avons une langue et des références culturelles communes”, précise Concepción Cascajosa Virino.

Mais si la présence de Netflix reste un bienfait pour le secteur, avec 20 000 emplois prévus sur le territoire espagnol, elle ne joue pas forcément en faveur des particularismes locaux. “Aujourd’hui, quand je regarde le premier épisode d’une série espagnole produite par Netflix, je ne vois plus la différence avec les séries américaines”, regrette Rodrigo Sorogoyen. Face au géant américain, les acteurs espagnols tels que The Mediapro Studio, Atresmedia Studios ou Mediterráneo Mediaset se réorganisent en joint-ventures et tentent de rester compétitifs. Un challenger local sort du lot : Movistar+, l’opérateur de télévision payante du groupe Telefonica. En difficulté fin 2016, la plateforme a vu son nombre d’abonnés grimper en flèche (4,1 millions en 2019) en développant ses propres créations, dont le blockbuster historique La Peste, qui a surpassé à domicile les scores de The Walking Dead. “Ils injectent 70 millions d’euros par an dans cette stratégie de création de contenus originaux”, explique Concepción Cascajosa Virino. “Des séries à gros budgets, mais surtout des séries de qualité, qui font appel à des réalisateurs reconnus, avec de grandes ambitions thématiques et formelles.”

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C’est ce modèle doublement ambitieux qui a permis la création d’Antidisturbios. “Pendant longtemps, les décideurs de la télévision espagnole n’avaient aucune sensibilité, on ne pouvait pas communiquer. Chez Movistar, on a affaire à des passionnés de cinéma, et leurs séries s’en ressentent”, se réjouit Sorogoyen. Ainsi, ce qui n’aurait pu être qu’une bulle économique est bien en train de se muer en âge d’or. L’indicateur qui ne trompe pas, c’est justement l’afflux massif d’auteurs et de personnalités venus du cinéma : à liberté créative et moyens égaux, ils bénéficient non seulement du temps long propre au média, mais aussi de la relative fluidité de ses canaux de production. “Financer un film en Espagne, c’est très difficile, et financer un bon film, c’est un chemin de croix, rigole à moitié Sorogoyen. Tandis que pour les séries, la forte demande en contenus crée une compétition positive, et tout va plus vite.” Si bien que certains ne font plus que ça, comme Enrique Urbizu, Goya du meilleur film en 2012 pour Pas de répit pour les damnés, reconverti depuis dans le filmage de séries comme Gigantes et Libertad. Dans l’écurie Movistar+, on attend déjà avec impatience La Fortuna, première série d’Alejandro Amenábar (Les Autres) prévue en 2021.

Tout en diffusant l’idée d’une prime à la qualité et à l’originalité (ou du moins au point de vue), cette politique des auteurs dirige aussi l’attention vers des sujets spécifiquement espagnols. C’est le cas d’Antidisturbios comme de Valeria, sur fond de guerre taxis/Uber. Et ces productions ambitieuses créent un cercle vertueux, qui incite certains acteurs internationaux à prendre acte, eux aussi, de la réalité sociologique du pays. Ainsi HBO a-t-elle lancé sa filiale España avec la série Patria, qui s’attaque au dossier ETA et expose les plaies béantes du pays basque espagnol. Partagée entre deux familles, celle d’un membre de l’organisation séparatiste, l’autre d’une de ses victimes, elle prend le pouls d’une société sclérosée, prise en tenaille entre omerta et répression, où tout le monde paye la violence au prix fort. Le geste est audacieux, même si la main est un peu lourde (la photographie cafardeuse, les ciels grisâtres, la tristesse constante). Et Patria (qui sera suivie le 29 novembre en Espagne par une autre production HBO, 30 Monedas, thriller mystique signé Alex de La Iglesia), permet de mesurer le chemin parcouru depuis Un, Dos, Tres. “Avant, toutes les séries espagnoles se déroulaient dans ce que j’appelle la ‘planète séries’. Un monde codifié et rassurant, déconnecté de la réalité politique et sociale. Aujourd’hui, la planète série est en train de disparaître”, conclut Concepción Cascajosa Virino. Et c’est visiblement ce qui pouvait arriver de mieux aux séries espagnoles.

Antidisturbios, actuellement sur Polar+
Patria, à partir du 23 novembre sur Canal+

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