I know this much is true

Dans I Know This much Is True, en France sur OCS, le cinéaste Derek Cianfrance passe par la forme
épisodique pour toucher du doigt le mythe littéraire du « Grand roman américain ».
On décrypte ce projet ambitieux, avec l’aide du réalisateur
et de son acteur principal, le prodigieux Mark Ruffalo.

Par Caroline Veunac

Temps de lecture 5 min

I know this much is true

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« Les Soprano est ce qui se rapproche le plus aujourd’hui du Grand roman américain. » Au début du siècle, peu avant sa disparition en 2007, le géant des lettres américaines Norman Mailer prenait acte : avec la nouvelle vague de séries initiée par HBO, le feuilleton télé s’était mis à porter une ambition jusqu’alors endossée par la littérature, celle de ramasser dans la fiction, à hauteur de personnage, une destinée nationale continuellement en train de s’accomplir. Des pionniers de Deadwood aux dealers de The Wire, la série télé, par son ampleur, avait la capacité de raconter la grande histoire en passant par la petite, ses créateurs étaient les nouveaux Don DeLillo, Philip Roth ou Toni Morrison, et le cinéma, en la matière, pouvait aller se rhabiller.

Quinze ans plus tard, il n’y a donc plus rien d’étonnant à voir un jeune cinéaste, Derek Cianfrance, venir sur HBO, chaîne mère du troisième âge d’or sériel, pour réaliser une série adaptée d’un gros morceau de littérature américaine, I Know This Much Is True. Dans ses deux premiers films, Blue Valentine et The Place Beyond the Pines, le réalisateur de 45 ans parlait déjà de l’Amérique à travers les trajectoires individuelles de marginaux flamboyants. L’histoire imaginée par l’écrivain Wally Lamb dans ce pavé de 900 pages, publié en 1998 (et pas encore traduit chez nous), lui donne une matière en or pour monter d’un cran sur l’échelle du romanesque : situé à Three Rivers, une ville moyenne fictive du Connecticut, I Know This Much Is True raconte sur trois générations, de la Seconde guerre mondiale à la Guerre du Golfe, l’histoire d’une famille italo-américaine. Et plus particulièrement la trajectoire de Thomas et Dominick Birdsey, deux frères jumeaux nés de père inconnu dans les années 50, unis et déchirés par la maladie mentale du premier.

Quant à la forme sérielle, elle s’est imposée dans son expression la plus actuelle : la minisérie, hybridation commode entre le film de cinéma et le feuilleton au long cours. « Wally essayait de faire cette adaptation pour le cinéma depuis vingt ans, raconte Derek Cianfrance (à nous et à une dizaine d’autres journalistes du monde entier réunis sur Zoom pour cette interview confinée). C’était un sacré challenge de retranscrire un livre aussi dense en deux heures de film… Wally a récupéré les droits et son agent lui a demandé quel serait l’acteur idéal pour incarner les jumeaux. Il a répondu qu’il ne voyait que Mark Ruffalo pour le faire. Donc Wally a appelé Mark. Et Mark m’a appelé. » Pour Ruffalo, acteur-producteur engagé, dont la filmographie récente, de Dark Waters au futur Newsflash sur l’assassinat de Kennedy, dessine, elle aussi, un portrait en creux de l’Amérique contemporaine, le format en six épisodes tombait sous le sens. « J’ai toujours adoré les romans car on peut s’y plonger totalement, confie la star, d’une affabilité réconfortante. Depuis dix ans, les miniséries offrent cette possibilité de novélisation, tout en gardant un début un milieu et une fin, comme au cinéma. C’est très excitant ! »

« Ma stratégie ? Manger un maximum de pâtes, de glaces, de donuts, de pain… « 

C’est ainsi qu’au gré d’une voix off introspective très (bien) écrite, celle de Dominick, aux prises avec les fantômes du passé et les épreuves de sa vie d’homme, la littérature trouve son chemin dans la fiction télé, qui déploie, tout en les canalisant, les thèmes du roman. Des thèmes que Derek Cianfrance perçoit avant tout comme universels : « Ce qui nous lie, Wally, Mark et moi, c’est notre intérêt pour la condition humaine. » De la famille, I Know This Much Is True explore l’irréductible sentiment de culpabilité, qui pousse inconsciemment Dominick à sacrifier son mariage avec Dessa (la géniale Kathryn Hahn de I Love Dick et Mrs Fletcher) pour payer ce qu’il croit être son dû à son frère souffrant, rongé par la schizophrénie et empâté par les neuroleptiques.

Ce jeu de miroir déformant est autant plus saisissant que Mark Ruffalo se dédouble pour tenir les deux rôles, au prix d’une de ces transformations physiques dont les acteurs hollywoodiens ont le secret. « Ma stratégie ? Manger un maximum de pâtes, de glaces, de donuts, de pain… Pendant qu’ils tournaient les passages italiens de la série je suis parti m’empiffrer à mort pendant six semaines. Franchement, ce n’était pas une partie de plaisir. J’ai eu des indigestions, je n’arrivais pas à dormir, je me sentais vraiment mal… Mais ces six semaines m’ont aussi servi à me plonger dans le personnage de Thomas et à trouver les idiosyncrasies qui le différencient de Dominique. » Spectaculaire et excessive, à l’image du talent de Mark Ruffalo, cette double prestation a la force de montrer sur pièce la manière dont notre histoire personnelle modèle notre corps. De l’enfance marquée par la violence disciplinaire de leur beau-père, à l’âge adulte qui voit Thomas s’enfoncer dans les ténèbres, les jumeaux identiques deviennent de plus en plus dissemblables, téléguidés malgré eux par un secret originel que la série finira, en levant les voiles successifs, par mettre à jour. « Dans mon éducation, commente Derek Cianfrance, les histoires de famille doivent rester secrètes. Il y a de la honte autour de ces histoires, comme si tout ce qui n’était pas le bonheur et le succès était honteux. Alors qu’arrive-t-il si on fait des films sur ces choses qui ne sont pas censées sortir de la maison ? »

« Je crois au drame amplifié, où les émotions sont
toutes palpables, comme si on augmentait
un peu la vie normale. »

Si la veine psycho-généalogique de I Know This Much Is True parle de la famille en général, elle déroule aussi la pelote d’un inconscient collectif spécifiquement américain. À mi-série, la voix de Dominick se met à dialoguer, à travers un vieux manuscrit retrouvé, avec celle de Tempesta, son grand-père maternel (incarné par l’acteur de Dogman Marcello Fonte), un Italien venu tenter sa chance en Amérique dans les années 40. Souvenirs fugaces et résonances passé-présent dictent la mise en scène, qui tourne autour d’un vide… Entre l’aïeul vantard, égoïste et cruel, et le beau-père à l’éducation masculiniste et puritaine, un chaînon manque. Et cette absence de père fondateur est une malédiction, un gouffre où résonne le crime originel, qui se répète de Viêtnam en Irak, de crime domestique en tuerie de masse, comme l’illustre la vision fantasmée de Tempesta au milieu des flammes de l’opération Desert Storm. L’allégorie n’est pas toujours d’une sobriété folle, mais I Know This Much is True assume avec panache ses excès psychanalytiques et symbolistes, où la gémellité devient l’image vivante d’un pays hanté par lui-même, rendu fou par ses péchés, et où une cascade dans la forêt devient le mirage d’un retour aux sources de l’innocence perdue.

Par son absence même de retenue, I Know This Much Is True, où s’accumule en quelques épisodes un nombre étourdissant de drames, larmes, accidents et autre séjour à l’hôpital, tient finalement plus du mélo à la Douglas Sirk que de la variation télé sur le Parrain II qu’elle peut évoquer par instant. Derek Cianfrance s’était déjà montré prompt au mélo dans son troisième film, Une Vie entre deux océans. Ici, avec la complicité d’acteurs ultra-sensibles (Ruffalo en fait des tonnes en bien, et on ne vous a pas encore parlé de Rosie O’Donnell, bouleversante en assistante sociale empathique), l’auteur-réalisateur entreprend de nous faire chialer dans les grandes largeurs. Même s’il s’en défend. « On n’a pas fait intentionnellement un film pour faire pleurer les gens ! Je ne sais pas si I Know This Much Is True est un mélo… mais je crois au drame amplifié, où les émotions sont toutes palpables, comme si on augmentait un peu la vie normale. J’essaye de raconter des histoires de gens ordinaires. Ils ne feront jamais la Une des journaux, mais pour eux, à leur échelle, ce qui leur arrive est un drame immense. »

Intentionnellement ou pas, I Know This Much Is True déclenche un torrent de larmes comme on aime en verser en imaginant que d’autres, au même moment, en font de même devant leur écran. Et lorsque dans la fiction, la rédemption personnelle de Dominick s’articule à la possibilité du pardon collectif, on se dit que dans le vrai monde, on devrait peut-être pleurer tous ensemble plus souvent.

I Know This Much Is True, 6 épisodes, à partir du 11 mai sur OCS.

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