Traîné sur le bitume – Hors jeux

C’est peut-être le meilleur film de l’année mais il sort directement en DVD !
Trop sombre, trop inclassable, trop ambigu…
Pourquoi ? Comment ? On fait le tour de la question.

Par Caroline Veunac

Temps de lecture 6 min.

Trainé sur le bitume

Bande Annonce

Pourquoi Traîné sur le bitume, le troisième film de S. Craig Zahler, n’a-t-il pas les honneurs d’une exploitation en salles ? Parce qu’il fait mal. Très mal. Deux flics, Brett (Mel Gibson), un vieux de la vieille, et Anthony (Vince Vaughn), son partenaire moins chenu sont mis à pied en raison de leurs méthodes hétérodoxes, ils se mettent en tête, pour compenser leur suspension sans solde, d’intercepter le magot du braquage exécuté par Henry, un repris de justice soucieux d’améliorer le sort de sa famille. De cet argument classique de polar, Zahler tire une marche funèbre implacable, jalonnée de scènes d’une brutalité inouïe, à base de têtes qui explosent et d’éviscérations.

un vrai cauchemar pour les chargés de marketing.

Ses précédents films, Bone Tomahawk (2016) et Section 99 (2017), avaient eux aussi été distribués sous le manteau. Pourtant, vu l’engouement critique qu’ils avaient suscité, et le culte né autour de Zahler lui-même, énigmatique batteur de heavy metal/ romancier/ réalisateur, on aurait bien vu le suivant s’offrir les largesses de quelques copies sur grand écran.

Mais, Traîné sur le bitume est une œuvre inclassable, difficile à marketer. Comme avec le western dans Bone Tomahawk et le film de prison dans Section 99, Zahler s’empare de genres très codifiés pour les pousser vers l’horreur, en flirtant avec le cinéma bis, dans un emballage de cinéma d’auteur… Bref, un vrai cauchemar pour les chargés de marketing. Durée imposante (2h30), rythme lent, dialogues littéraires et apartés dramaturgiques (Zahler s’autorise une sorte de mini-film dans le film). Paradoxalement, ce qui rend Traîné sur le bitume commercialement problématique en fait aussi le genre d’œuvre susceptible de propulser son auteur de la marge à une certaine forme de reconnaissance. Mais niet, le distributeur français, Metropolitan FilmExport, choisit de laisser le film à la confidentialité des cercles cinéphiles et au hasard des soirées VOD. Estimant que le public de l’UGC Ciné Cité des Halles n’était pas prêt pour ça.

Que Traîné sur le bitume ne soit pas à mettre sous tous les yeux ne fait pas débat, et l’interdiction aux moins de 18 ans qui pendait au nez du distributeur peut aussi expliquer le choix de ne pas sortir le film en salles. Ce n’est pas un hasard si Too Old To Die Young, le dernier « film » de Nicolas Winding Refn, cousin en lenteur et en ultra-violence de Traîné sur le bitume, est en fait une série pour Amazon.

Mel Gibson tricard à Hollywood
Pourtant, Traîné sur le bitume n’est que cinéma. Au milieu du déluge de violence désinvolte et inarticulée dont nous inondent pas mal de films ayant reçu leur visa d’exploitation, celle de Traîné sur le bitume est l’expression d’un langage cinématographique minutieusement élaboré. Du travail sur la gamme chromatique aux cadrages induisant l’ambiguïté la plus totale (l’image d’une otage rampant vers nous sans qu’on sache s’il faut l’abattre ou la secourir collera particulièrement au cerveau), le film insère la violence dans un dialogue d’images qui donnent matière à réflexion.

Zahler partage avec Tarantino un penchant pour le bavardage – on y pensera forcément en voyant nos deux flics angelenos déblatérer à la table d’un diner ou dans leur voiture. Mais ses explosions de violence vont chercher autre chose que l’excitation visuelle générée par celles du réalisateur de Reservoir Dogs et Pulp Fiction. En matière de dialogues comme d’hémoglobine, il y a là quelque chose de moins pop et de plus solennel, qui relève davantage de la pensée politique que de la pulsion esthétique.

Mais quelle pensée politique au juste ? C’est là, aussi, que le bât blesse. Avec ses deux flics réac qui se plaignent de la racaille et des hommes d’aujourd’hui qui n’en sont plus vraiment, Traîné sur le bitume marche sur le fil de la bienséance idéologique. Qui sait quelles indignations aurait soulevé le film s’il était sorti en salles ? Il faut dire que caster dans les rôles principaux Mel Gibson (Mad Max, Brave Heart, L’Arme Fatale…), tricard à Hollywood depuis ses divagations antisémites, et Vince Vaughn (Sérial Noceurs, La Rupture, True Detective : saison 2…), avocat notoire du port d’armes, n’arrange rien à l’affaire.

En blanc et noir
Travaillé par l’inconscient crapoteux de la société américaine,  par le sexisme et le racisme endémique, Traîné sur le bitume l’est indéniablement. Pourtant, à aucun moment les deux pauvres diables qui déploient sous nos yeux leur plan sans issue ne sont héroïsés ni en tant que Blancs, ni en tant qu’hommes. C’est tout le contraire : le film les regarde s’empêtrer dans leur fatale idiotie. Et, au terme d’une surenchère dans l’horreur où tout le monde est logé à la même enseigne, c’est le personnage noir (campé par l’ancien champion de Karaté Michael Jai White) qui se montrera le plus intelligent de tous. Mais à quel prix…

L’ultime beauté de ce très grand film ? Ne jamais céder, malgré son pessimisme, à la misanthropie. Jusque dans leur bêtise et leur cupidité, les personnages sont ennoblis par la langue quasi-élisabéthaine dans laquelle ils s’expriment tous, Noirs et Blancs, et humanisés par l’évocation de la violence sociale dont ils sont à la fois acteurs et victimes. Des flics sous-payés privés de traitement parce que la loi de la rue leur a volé leur âme, des laissés pour compte qui deviennent criminels pour déjouer le déterminisme social… En guise de farce macabre ou de polar nauséabond, on assiste à la tragédie universelle d’individus broyés ou dénaturés par le capitalisme sauvage, qui condamnent les aspirants au bonheur à ne jurer que par la poursuite de l’argent. Jusqu’au faux happy end, dans le luxe  immaculé d’une villa de rêve au bord de l’océan, c’est la prédation qui l’emporte et l’humanité qui perd. Trop dérangeant, trop désespéré, trop désespérant… En un mot : insortable.

  • Mel Gibson
  • S. Craig Zahler

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