The Nest, disponible sur Canal+

La douleur de l’argent

Dix ans après Martha Marcy May Marlene, Sean Durkin confirme tout le bien qu’on pense de lui avec The Nest, drame gothique et conjugal sur l’amour plus fort que la cupidité. Dans ce film virtuose, Grand Prix du dernier festival de Deauville, Carrie Coon et Jude Law forment un couple incandescent.

Par Caroline Veunac

Temps de lecture 10 min

The Nest

Bande-Annonce

C’était il y dix ans : sélectionné dans la section Un Certain regard du festival de Cannes (après avoir reçu le prix de la mise en scène à Sundance), Martha Marcy May Marlene tamponnait durablement notre cortex. Le genre de film dont certains plans – John Hawkes nasillant un air de folk dans l’ombre d’une grange, le regard affolé d’Elizabeth Olsen dans un rétroviseur – vous reviennent régulièrement en tête, sans crier gare. On avait aussi gravé dans l’esprit le nom du jeune Américain dont c’était le premier long-métrage, un certain Sean Durkin, retrouvé en 2013 derrière la caméra de l’impressionnante minisérie britannique Southcliffe. Et puis plus rien. Jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à The Nest, qui, faute de sortir en salles, est mis à disposition sur Canal+. Qu’importe ce choix de distribution discutable : on a bien affaire là à un grand film de cinéma, et à la confirmation d’un grand cinéaste.

Rory O’Hara (Jude Law), un ancien jeune loup de la City, est parti chasser le rêve américain, et il a rencontré Allison (Carrie Coon), une fille du cru, passionnée d’équitation, qui est devenue sa femme. Mais alors que le couple et ses deux enfants – dont Sam, la fille d’Allison, née d’une précédente union – coulent des jours en apparence paisibles dans une banlieue cossue de New York, Rory est démangé par l’appel du big business. Nous sommes dans les années 80, Londres est en passe d’être révolutionnée par la libéralisation de l’économie, et le trader veut retourner au pays natal pour s’enrichir à domicile. Malgré les réticences d’Allison, il délocalise famille et cheval dans un vaste manoir du Surrey. Mais rien à faire, malgré les écuries en construction dans le parc de la propriété, l’épouse américaine ne s’acclimate pas, et peu à peu tout se délite. Les lents zooms qui observent depuis l’extérieur les personnages dans la maison et les notes de piano funèbres instillent un sentiment de danger : par qui ou par quoi les O’Hara sont-ils guettés ?

Comme dans Martha Marcy May Marlene et Southcliffe, Sean Durkin raconte un drame en marchant à la lisière du film d’horreur. Cette fois, c’est du côté de l’imaginaire gothique à la Henry James qu’il va puiser ses choix de mise en scène, en fixant avec une insistance inquiétante les couloirs trop sombres et les espaces trop grands d’une maison-cerveau, qui tient à la fois de l’hôtel Overlook dans Shining (une influence revendiquée) et des manoirs hantés par la folie, le deuil et l’enfance de The Haunting of Hill House et The Haunting of Bly Manor. La comparaison avec la série de Mike Flanagan n’est pas gratuite : les deux quadragénaires appartiennent à une branche du cinéma américain actuel (à laquelle on peut aussi accrocher leur cadet Ari Aster) qui se réclament de Polanski pour la satire horrifique et mentale, et de Kubrick pour le formalisme assumé, double héritage que chacun tire vers l’émotion mélodramatique, le trip chamanique ou le drame psychanalytique.

« Le réalisateur fait de la confrontation entre la Grande-Bretagne et son fantasme américain le sujet-même de The Nest »

C’est ainsi drapé dans une mise en scène faite pour en imposer que Sean Durkin avance sa troisième pièce, qui s’emboîte parfaitement aux deux précédentes. Dans Martha Marcy May Marlene, le réalisateur divaguait une mythologie américaine, celle de la Manson Family, en racontant la convalescence d’une jeune femme traumatisée par son séjour dans une secte néo-hippie. The Nest est encore hanté par le spectre de la home invasion sanglante : une porte qui se rouvre toute seule au milieu de la nuit, alors qu’on vient juste de la fermer à double tour ;  un graffiti « Fucking Yuppies » (« salauds de riches ») laissé sur un mur par les jeunes fêtards chargés au speed conviés par Sam derrière le dos de ses parents… Manson et ses ouailles ne sont pas loin. Dans Southcliffe, où Sean Durkin mettait en scène le scénario écrit par Tony Grisoni, c’est une autre figure générique de l’Amérique criminelle, le tueur de masse, qui prenait vie dans un décor de campagne anglaise. Dans la continuité des deux œuvres précédentes, le réalisateur fait de la confrontation entre la Grande-Bretagne et son fantasme américain le sujet-même de The Nest, tout en déplaçant la violence du réel vers le symbolique. Ici, ce n’est plus la vie physique de la famille qui est menacée par un méchant venu de l’extérieur, mais plutôt sa vie psychique qui est contaminée par la névrose rampante du père.

« Quand je fais un film, je pense aux choses qui me font peur », confie Sean Durkin. Élevé en Angleterre dans les années 80 avant de déménager à New York à l’âge de 12 ans, il a visiblement quelque compte à régler avec cette enfance entre deux continents. Faite d’amour véritable et d’illusion mêlés, la relation entre Allison, que son mari qualifie fièrement de « blonde américaine », et Rory, défini par un de ses collègues comme « un mélange de vieux Britannique et de jeune Américain », opère à plusieurs niveaux. Filmé par Durkin, leur déménagement de New York à Londres devient un commentaire sur l’axe Reagan-Thatcher qui, dans les années 80 (très finement reconstituées), fit du capitalisme ultralibéral le ciment des relations entre les deux pays cousins. Ce qui fait peur à Sean Durkin, c’est d’abord la cupidité folle qui s’est emparée du monde à cette époque-là.

Mais The Nest va plus loin, et ce sont deux imaginaires américains qu’il confronte en faisant d’Allison la personnification d’un malentendu. Aux yeux de Rory, elle est la déesse Amérique à laquelle il faut faire des offrandes, un manteau de fourrure, un cheval à 5000 dollars, des résidences secondaires qu’il ne peut pas vraiment s’offrir… Mais l’Amérique qu’Allison revendique, en défiant insolemment les mœurs trop étriquées de la société anglaise (on la verra boire du vin à la bouteille dans un restaurant posh, manier le sarcasme dans une réception guindée et rendre le fameux manteau), c’est moins celle de l’enrichissement individuel que celle de l’ivresse des grands espaces. Galopant sur son fougueux cheval, fumant cigarette sur cigarette comme le Marlboro man, déballant du foin pour aider son voisin à la ferme… Allison est une cow-girl, pas une trophy wife. En l’enfermant dans son obsession pour l’argent, Rory enterre la flamme de celle qu’il aime de travers : ce qui fait peur à Sean Durkin, c’est qu’on pervertisse l’idéal originel américain en confondant la liberté tout court et son pendant mortifère, la liberté d’accumuler.

Tout cela – et c’est déjà beaucoup – tient en 1h47 d’un film à infusion lente et vapeur douce, tout en intensité contenue. Tout cela, et en fait beaucoup plus. Car sans basculer dans la fresque ou la saga, The Nest parvient à englober le complexe du Vieux continent vis-à-vis du Nouveau Monde, et la force secrète qui unit les deux moitiés d’un couple. La manière dont Rory transforme Allison en femme objet et parle à sa place dans les soirées n’est que fanfaronnade : dans leur intimité, c’est l’égalité qui prime. Quand ils font l’amour, ils se font jouir mutuellement. Dans une scène de restaurant, Allison appelle ironiquement Rory « ma princesse » et c’est pourtant lui, chaque matin, qui vient la réveiller avec une tasse de café. Sublimé par deux acteurs immenses – la sensualité farouche de Carrie Coon s’alliant au charme faussement carnassier de Jude Law – ce couple rayonne d’un amour évident, que seule l’avidité abîme. Ce qui fait peur à Sean Durkin, c’est la façon dont le capitalisme, ce masculinisme, trahit l’harmonie naturelle entre les hommes et les femmes.

Mais plutôt que d’enfoncer le nez de Rory dans la toxicité des constructions sociales qui le téléguident, The Nest révèle son humanité et organise sa rédemption, au bout d’un chemin semé de scènes magistrales – chez la mère, lors d’un dîner d’affaires, dans un taxi… Dévoilées progressivement, ses motivations profondes tiennent moins du matérialisme idéologique que d’une blessure d’enfance à guérir, d’un besoin de réparation sociale et de reconnaissance paternelle que le film, qui évite habilement les lourdeurs freudiennes, ne fait qu’esquisser. Dans Too Much and Never Enough: How My Family Created the World’s Most Dangerous Man, l’ouvrage au vitriol publié en 2020 par Mary Trump, la nièce de Donald, l’ancien président américain est décrit comme un fils humilié par son père, assoiffé de revanche. Dans Profit, série des années 90 sur un employé de multinationale qui devient serial-killer pour gravir les échelons, le anti-héros dort dans le carton où son père le couchait comme un chien quand il était petit.

Sur l’autoroute encombrée de la sociopathie et de la psychopathie qui détruisent tout, très (trop) représentées dans la fiction, Rory, lui, prend une sortie, se défait douloureusement de son fardeau d’« enfant pauvre qui fait semblant d’être riche », pour finir à pied sur un sentier caillouteux, au soleil levant. Au terme d’une nuit que chaque membre de la famille aura dû traverser seul pour rentrer à la maison, aussi décisive que celle vécue par Bill Harford dans Eyes Wide Shut, le carnage qui menaçait n’advient pas. À la place Sean Durkin, qui a le chic pour les derniers plans, nous offre une sorte de happy end. Du genre bouleversant.

The Nest est actuellement disponible sur Canal+

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