Solo de Artemio Benki

Il jouait du piano de fou

En filmant Martin Perino, un pianiste virtuose mis au ban de la société, Artemio Benki nous livre une plongée intimiste et sensible, personnelle et universelle, au cœur de la folie et de la création.

Par Quentin Moyon

1er juillet 2021
Temps de lecture 5 min

Solo

Bande-Annonce

Virevoltants. Transperçant l’air avec précision et grâce. Au sein de l’hôpital José T. Borda à Buenos Aires, institution psychiatrique ancienne et controversée en Amérique latine, Martin Perino pianote allégrement les plus grands airs de musique classique. Face au « maestro » aux doigts magiques, les patients forment un auditoire à la discipline relative, mi-attentive mi-réactive. Le musicien n’est pas un simple visiteur : il est l’un des leurs. Et ces notes qui s’envolent dans les couloirs de l’asile, il les joue sur une table en bois.

La scène, cocasse et poétique, donne le ton de Solo. Le film signé Artemio Benki, producteur et réalisateur français basé à Prague, dépeint le quotidien interné de ce pianiste et compositeur déchu, étoile montante de la musique classique argentine, écrasé par la pression sociale et créative au point de sombrer dans la paranoïa et la schizophrénie. On vient à sa rencontre alors qu’il s’apprête à sortir de l’hôpital après quatre ans d’enfermement, pour réintégrer une société dont il semble bien souvent absent. Le cinéaste saisit ce moment pour décrire de concert le processus de réinsertion d’un « marginal » et les mécanismes de sa production artistique.

Pour faire le portrait de ce prodige peu orthodoxe, Artemio Benki choisit de garder une distance, comme pour respecter son espace vital si fragile. Sa caméra ne se fait jamais invasive, sans pour autant être fuyante. À la manière d’un Wiseman, le réalisateur n’intervient jamais dans le récit, n’intègre ni voix off ni carton, se maintient dans un hors champ qui laisse un temps le spectateur circonspect : a-t-on à faire à une fiction ou à un documentaire ? Une confusion habile, qui donne de la latitude à Martin Perino pour nous guider lui-même, plus librement, dans son univers. Le cinéaste s’attèle avec une grande maîtrise, et une mise en scène appliquée, à recueillir les bribes de sa personnalité complexe. Mais aussi ses relations amicales, dont sa complicité avec la danseuse Sole, ou son lieu d’habitation. Sans oublier de l’intégrer dans une société tout aussi malade que lui.

« Un outre-monde où le temps et l’espace deviennent du non-temps et du non-espace. »

Le regard est anthropologique : Artemio Benki nous fait découvrir à travers Martin les coulisses d’un monde différent du nôtre, qui effraie, celui de la folie. Le montage (qui peut rappeler, côté fiction, le travail de Yorgos Lamprinos dans The Father) vient accentuer notre perte de repères, dans cette dimension de l’expérience humaine qui nous renvoie à nos propres gouffres. Un outre-monde où le temps et l’espace deviennent du non-temps et du non-espace, et le film nous perd avec Martin dans les volutes de la création de son morceau Enfermaria, et dans l’attente indéterminée de sa future sortie de l’hôpital. Pour unique marqueur temporel, les cheveux du pianiste changent de longueur au gré des allers-retours biographiques, donnant une incarnation physique à la fragmentation de sa personnalité. Mais Martin Perino est-il seulement fou ? Ou est-ce plutôt la société qui ne tourne pas rond, incapable de savoir quoi faire des hypersensibles ?

Au-delà de ces questionnements foucaldiens sur la réglementation psychiatrique de la folie, le film reste un œuvre très personnelle, qui nous fait découvrir le monde à travers la subjectivité d’un homme singulier, et qui résonne en creux d’une amitié naissante, celle qu’Artemio Benki a noué avec Martin. Sans doute le réalisateur, qui fréquenta dès son enfance des institutions psychiatriques avant de faire un brillant parcours dans le journalisme et le cinéma, s’était-il un peu reconnu dans son sujet… Solo est ainsi paradoxalement le portrait d’un homme seul, et le résultat d’un dialogue silencieux entre filmeur et filmé. Le film est également le vestige de cette relation, car Artemio Benki est mort le 17 avril dernier à l’âge de 53 ans, juste avant que son film ne rencontre le public. Le Martin que l’on voit à l’écran est donc aujourd’hui l’orphelin de leur amitié. Toujours seul, et pourtant jamais seul : la condition du pianiste, dont on suit également les interactions avec les autres internés, les médecins ou les amis – bref, la société -, c’est notre condition à tous, à divers degrés. Cet effet miroir est encore plus frappant après un an d’une pandémie qui nous a laissés internés chez nous, coupés du monde et pourtant connectés à lui. « Chau maestro, suerte ! », lance à Martin l’un de ses camarades quand il quitte l’hôpital. Advienne que pourra et bonne chance : depuis quelques temps, on se répète la même chose à chaque fois que l’on sort de chez nous.

Solo est actuellement en salle

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