Seules Les Bêtes – « Le Hasard est plus grand que toi »

Le nouveau film du réalisateur de « Harry un ami qui vous veux du bien » est un thriller sur les cyber-arnaqueurs. A l’occasion du Festival d’Arras il nous a raconté le genèse de ce projet hors-norme tourné entre la France et la cote d’Ivoire.

Par Julien Lada

Temps de lecture 5 min.

Seules Les Bêtes

Bande Annonce

Acclamé pour son deuxième long métrage Harry un ami qui vous veux du bien en 2000 qui remporta 4 Césars, Dominique Moll a connu moins de succès avec ses films suivants (Lemming, le Moine, Des nouvelles de la planète mars). Mais il s’est réinventé avec les séries Tunnel sur Canal + et Eden l’an passé sur Arte. Il revient aujourd’hui sur grand écran avec le thriller Seules les Bêtes, adaptation d’un roman de Colin Niel, qui a fait du bruit sur le circuit des festivals depuis ses débuts vénitiens. Un bouche-à-oreille mérité pour cette fiction à tiroirs palpitante et habitée par un casting royal, où brillent aux côtés de Denis Ménochet, Laure Calamy et Damien Bonnard les révélations Nadia Tereszkewicz et Guy-Roger N’Drin. Venu présenter le film au Arras Film Festival, Dominik Moll revient pour nous sur la genèse de cette adaptation brillante.

Une fiction à tiroirs palpitante et habitée par un casting royal

Qu’est-ce qui vous a poussé à porter le roman de Colin Niel sur grand écran ?

Il m’a captivé, comme si c’était déjà un film de genre. Et en même temps il explore des milieux qu’on explore rarement au cinéma, que ce soit les éleveurs dans le causse ou les jeunes arnaqueurs d’Abidjan. Et le fait que Colin Niel construise sa narration par points de vue successifs était très intrigant. Ce côté très ludique m’a tout de suite attiré.

Le roman repose sur une structure chorale que vous reprenez dans le film, avec un chapitrage par personnage. Quels défis spécifiques cela vous a posé à vous et à votre scénariste Gilles Marchand ?

Dans le livre tous les personnages racontent leur histoire à la première personne, ce qui était impossible à adapter de manière cohérente. Le défi principal vient du basculement du point de vue de quelqu’un vers quelqu’un d’autre. Il faut à ce moment-là toujours relancer l’intérêt et éviter de laisser une sensation déceptive au spectateur.

Est-ce que certains de vos choix de casting vous sont apparus dès la lecture du livre comme une évidence ?

C’est plus arrivé pendant l’écriture du scénario. Le choix le plus évident a été celui de [Denis] Ménochet, j’y tenais beaucoup. Mais pour les autres non, ça s’est décidé au moment des essais. On avait par exemple trois comédiennes en lice pour jouer Marion. Et ce n’est que lorsqu’on a décidé de travailler avec Valeria [Bruni-Tedeschi] qu’on a fait notre choix en privilégiant le duo dans lequel la connexion était la plus intense.

Nadia Tereszkewicz qui joue Marion est une des révélations du film, tout comme Guy-Roder N’Drin. On vient d’apprendre d’ailleurs que les deux sont dans la shortlist de l’Académie des Césars pour les prix des Révélations féminine et masculine de l’année…

Je l’ignorais, vous me l’apprenez ! Pour Nadia, on a tout de suite senti son énergie et son investissement dans le rôle. J’ai ressenti un vrai plaisir de réalisateur à travailler avec elle dès les essais et son alchimie avec Valeria était l’évidence même.

On a l’impression que sa présence aimante tout autour d’elle à l’écran…

Le personnage de Marion a été l’un des plus réécrits. A l’origine c’est une jeune fille bourgeoise qui veut s’échapper de son milieu et la rencontre avec Evelyne se déroule à Paris, ce dont je ne voulais pas. Et j’étais d’ailleurs réticent à l’idée de tourner de Valeria au départ car je ne voulais pas qu’elle joue un de ces personnages délurés dont elle a l’habitude. Et ça tombait bien car elle aussi ne le voulait pas. Et le fait que Marie-B soit devenue Marion et ait des origines plus modestes a permis de rendre le personnage plus radical.

Et pour Guy-Roger N’Drin ?

Guy-Roger, c’est différent car pour le trouver on est passés par un casting sauvage à Abidjan. Il y a très peu de comédiens de métier là-bas, et lui-même n’avait jamais posé devant une caméra. Il n’a pas crevé l’écran tout de suite pendant ses essais mais on sentait chez lui un côté à la fois intelligent, malin et charmeur, ce qui faisait partie de la nature du personnage d’Armand. Et il s’amusait vraiment avec le texte qu’on lui donnait, ce qu’on peut voir notamment dans les scènes de chat sur Internet quand il se moque de son « pigeon ». Pour gagner sa vie Guy-Roger a travaillé lui-même dans le milieu des « brouteurs » ivoriens, ces cyberarnaqueurs qui soutirent de l’argent à des Européens via les sites de dating, donc il en connaissait tous les aspects, notamment quand il s’agit de claquer tout l’argent gagné dans les boîtes de la ville.

A propos de ces scènes de drague et de manipulation par écrans interposées, est-ce qu’elles vous ont posé un défi particulier en termes de mise en scène ?

Oui, et ça a commencé dès l’écriture, on n’arrêtait pas de se demander si ça allait être chiant pour les spectateurs. On voit de plus en plus de films où au cours de ce genre de scène, les SMS ou autres apparaissent en surimpression sur l’écran. Moi, ne je voulais pas ça, je voulais vraiment dissocier le temps de lecture et de réaction de chacun, et ça m’a rendu assez nerveux. Mais dès qu’on s’est mis à tourner ces scènes avec Denis dans son bureau au milieu de son étable dans les causses, j’ai senti un tel plaisir à le regarder observer, réagir, le voir imaginer cette histoire d’amour dans sa tête que ça m’a conforté dans mon choix. On sentait directement qu’on était avec lui et qu’on se projetait avec lui. Et ça a été pareil à Abidjan avec Guy-Roger. En fin de compte, ce sont presque les scènes du film dont je suis le plus fier, parce que ce sont les moins évidentes à réussir.

Ces scènes servent justement de lien entre les deux paysages principaux du film que sont les causses alpines et les ruelles d’Abidjan…

Un des atouts du livre et du film vient de ce contraste entre ces paysages enneigés d’une part et ces ruelles bruyantes et bouillantes de l’autre, je n’ai jamais été inquiet à ce sujet. On a passé six semaines de tournage dans les causses et deux à Abidjan, et au fond c’était souvent beaucoup plus compliqué de tourner en montagne à cause des conditions météo. Il fallait qu’on attende qu’il neige, qu’on surveille s’il neigeait assez pour pouvoir tourner ou au contraire s’il neigeait trop.

Au total, combien de temps avez-vous passé à Abidjan pour vous plonger dans le milieu des « brouteurs » ?

On y est allés une première fois pendant la préparation pour une dizaine de jours qui nous a servi de première salve de repérages et de casting. C’est ce qui nous a permis d’entrer en contact avec des gens de ce milieu. J’avais vu un documentaire là-dessus qui s’est révélé très utile, Vivre riche. Le réalisateur abidjanais (Joël Akafou) et le producteur béninois nous ont ouvert pas mal de portes, ce qui a été très utile. Il fallait que le regarde qu’on porte dessus soit juste et pas celui d’un petit blanc qui débarque en pensant tout savoir. C’était le cas aussi pour les scènes avec le féticheur, qui étaient déjà dans le roman. J’hésitais à les conserver car je me demandais si ce n’était pas un fantasme d’occidental. Et sur place j’ai découvert que ces croyances étaient toujours bien vivantes. Et ces jeunes qui passent leurs journées derrière leurs ordis continuent à croire à ces idées et vont souvent chez des marabouts pour provoquer leur chance.

Vous vous êtes déjà frotté au récit choral cette année avec Eden, votre mini-série pour Arte. Est-ce que vous éprouvez une certaine appétance vis-à-vis de cette forme et que vous apporte-t-elle ?

Tous mes films précédents étaient en effet très chronologiques et portés par un personnage dans lequel je me retrouvais fortement. D’une certaine manière, Eden m’a un peu libéré de cette forme, et de cet attachement personnel. Je sens que la série m’a ouvert à d’autres perspectives que j’ai prolongé sur Seules les bêtes.

Le féticheur d’Abidjan a pour mantra une expression qui semble structurer le film dans son ensemble : « Le Hasard est plus grand que toi ». Qu’est-ce que cela inspire à l’homme de cinéma que vous êtes ? Le hasard prend-il une place à part dans votre manière de tourner ?

Disons que je suis bien sûr plus dans une forme de contrôle en tant que réalisateur. Mais les tournages ont toujours cette part d’imprévu qui est très chouette. Un tournage contrôlé de A à Z devient vite très stérile. Il faut toujours être ouvert à l’imprévu et au hasard.

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