Petite Maman de Céline Sciamma

Les enfants heureux

Deux ans après Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma revient avec un film en apparence plus modeste. Mais en plaçant sa caméra à hauteur d’enfance, la réalisatrice approfondit encore son travail sur la déconstruction et la réinvention du regard.

Par Juliette Cordesse

Temps de lecture 5 min

Petite Maman

Bande-Annonce

Une petite fille passe de chambre en chambre dans une maison de retraite pour dire « au revoir » à plusieurs vieilles dames, jusqu’au lit vide de sa propre grand-mère qui, elle, est déjà partie. La paradoxale conclusion inaugurale est alors comme ratée, et il ne s’agira que de retourner au début, pour comprendre ces relations déjà finies, un acte que Nelly est prête à faire, mais sa mère un peu moins. C’est cela l’histoire de Petite Maman, le cinquième film de Céline Sciamma : une maman meurt, et une autre doit retourner dans la maison de son enfance avec sa fille et son mari pour la vider. Mais comment faire quand les souvenirs sont trop douloureux ? Qu’ils ne nous ramènent plus à un temps d’insouciance mais ne font qu’exacerber le chagrin du présent ? C’est ainsi que la maman quitte rapidement le film, comme incapable de le supporter, et son regard triste laisse toute la place aux prunelles pleines de candeur de la fabuleuse Joséphine Sanz, qui interprète si parfaitement l’amusement sérieux propre à l’enfance.

Écrit juste après la tournée internationale de Portrait de la jeune fille en feu, Petite Maman doit supporter le poids d’être « le film d’après », l’œuvre qui déboule à la suite d’un succès critique considérable, d’une ouverture au monde entier, d’un tournant dans la carrière de la réalisatrice. Il émerge comme timidement, se revendiquant dès son titre d’être plus « petit », avec une durée étonnamment courte (1h12), comme s’il faisait office de transition. Mais Petite Maman est tout sauf un interlude et s’ancre assurément dans la continuité du cinéma de Céline Sciamma, qui n’a jamais considéré que l’art pour les enfants était moindre, bien au contraire. Le parti pris esthétique du film n’est pas nouveau chez elle : il est de se placer à hauteur d’enfant avec une caméra, ainsi qu’une écriture, qui ne font que suivre Nelly. Un « raccourci radicalement poétique », selon la réalisatrice elle-même, qui n’est pas sans rappeler Jean Cocteau, animé lui aussi par la volonté d’adopter l’œil des petits, par une urgence à retourner, comme il l’écrit dans Les Enfants terribles, à « la réalité de l’enfance, réalité grave, héroïque, mystérieuse […] et dont l’interrogatoire des grandes personnes dérange brutalement la féérie. »

« Mais Petite Maman est tout sauf un interlude et s’ancre assurément dans la continuité du cinéma de Céline Sciamma »

Le point de vue de l’enfance, Céline Sciamma en a fait un leitmotiv de son œuvre de réalisatrice et d’autrice. Il était déjà au centre de Tomboy (2011) portrait délicat d’une petite fille qui se vit garçon, ou encore de Ma Vie de courgette (2015), le script qu’elle a écrit pour Claude Barras. Même Portrait de la jeune fille en feu, résonnant en ce sens avec son premier long-métrage Naissance des Pieuvres douze ans plus tôt, mettait en scène un émoi nouveau, confus, proche des premiers battements de cœur juvéniles. On a beaucoup parlé, au sujet de Portrait de la jeune fille en feu, de l’invention d’un female gaze, d’une nouvelle manière de regarder l’objet du désir au cinéma. Mais le travail de Céline Sciamma sur la diversité du regard est plus vaste encore, et Petite Maman vient le confirmer : dans ce nouveau film, c’est un child gaze qu’elle cherche à mettre en forme. Un regard à travers lequel les petits événements paraissent plus grands et la bizarrerie devient fantastique. Un regard qui restitue à l’enfance sa place singulière, en permettant à nous qui regardons le film d’appréhender le quotidien hors des sentiers battus par les grands.

Petite Maman se sépare donc lentement et presque entièrement des figures d’adultes contrariantes, et laisse s’épanouir son duo principal, composé de Nelly et de Marion, une autre enfant qu’elle surprend dans la forêt à construire une cabane. Pour mettre en images l’être au monde enfantin, la cheffe opératrice Claire Mathon compose une palette qui n’est pas sans rappeler celle de Portrait de la jeune fille en feu : une photo d’une douceur irréelle, qui satine les peaux et amoindrit les contrastes, tout en laissant percer, de temps à autre, de grandes tâches lumineuses, les mêmes qui forgent la poésie du quotidien. Comme en peinture, la vision de l’enfance tend ici vers une forme d’abstraction et donc de vérité nue, car c’est à travers le regard premier de l’artiste que le monde sera, même en s’affranchissant du réalisme, toujours le mieux représenté.

Pour nous entraîner dans cette enfance dont nous sommes exilé.es, Petite Maman fait d’abord appel à nos souvenirs : dans un premier temps, le film est imprégné d’une idée de (re)découverte. La vieille maison de la grand-mère et ses placards, ses jeux de société en bois et ses casseroles ornées de grandes fleurs kitsch, nous l’avons tou.tes connue. Le film, tourné presqu’entièrement en studio, s’appuie sur l’aspect « maison de poupée » de ses décors pour que chaque objet prenne la saveur particulière d’un jouet retrouvé. Créant une magnifique tension entre la fantaisie et le purement vrai, Céline Sciamma introduit une notion de voyage dans le temps : accompagné.es par Nelly, nous retrouvons les détails qui ont brodé notre propre enfance. Parce qu’elle fait un film non pas pour les mais d’enfants, la réalisatrice nous restitue la singularité d’un monde que nous avions oublié mais qui, il y a longtemps, nous a tant intrigué.es.

Une fois que nous avons repris contact avec les sensations du passé, l’imaginaire peut se déployer. La bande-annonce a déjà vendu la mèche, alors on peut le dire : Marion n’est autre que la maman de Nelly. Elles vont devenir amies, et pour une fois, c’est l’enfant qui va tout apprendre à l’adulte. Dans Petite Maman, les « grands » ne sont jamais pleinement présents, attentifs mais toujours en décalage. Le film entreprend de reconnecter les deux mondes, d’abolir les frontières, de supprimer le temps, pour retrouver ce que Céline Sciamma appelle « les moments partagés ». L’enfant ne peut pas encore comprendre la tristesse de la mère ; la mère ne peut plus s’abandonner à la candeur de l’enfant. Alors la réalisatrice les place côte à côte au même âge et leur offre un dialogue magnifique, qui soudain coule de source. Le merveilleux est un détour libérateur, fécond. Il sera plus facile de se comprendre ensuite.

Petite Maman est en salle le 2 juin

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