EN ATTENDANT ALINE…

Petite histoire des films à clef

Dans Aline, qui devait sortir en salles cette semaine, Valérie Lemercier incarne un clone parfait de Céline Dion sans jamais dire son nom. En attendant de pouvoir découvrir ce vrai-faux biopic d’une originalité folle, on explore la grande famille des films à clef, qui dessinent plus ou moins explicitement le portrait d’une personnalité réelle.

Par Michaël Patin & Caroline Veunac

Temps de lecture 10 min.

Le Dictateur (The Great Dictator, Charlie Chaplin, 1940)

Entre Chaplin et Hitler, c’est une affaire personnelle. Même date de naissance à quatre jours près, même moustache, même disposition pour la pantomime, mais deux visions du monde radicalement opposées. Dès l’écriture du scénario en 1938, Chaplin, tel un médium, met en garde ses contemporains. En nommant son dictateur Adenoïd Hynkel, il ne cherche pas à lisser la satire, mais à cultiver sa licence poétique. Ce petit bonhomme qui jongle avec le globe et fait plier les micros, on peut encore en rire – et même, l’affronter symboliquement.

Citizen Kane (Orson Welles, 1941)

L’aura du “plus grand film de tous les temps” est telle qu’on oublie presque que derrière Charles Foster Kane, la self made man avide de pouvoir incarné par Welles lui-même, se cache un vrai magnat de la presse : William Randolph Hearst. Bien que Orson Welles publia un texte soulignant les divergences biographiques entre le milliardaire américain et son double, Hearst s’y reconnut tellement qu’il essaya par tous les moyens d’interdire le film, puis refusa d’en parler dans ses journaux. Le temps a passé, tout est oublié : en 2017, William Randolph Hearst III, son petit-fils, avoue adorer le chef d’œuvre de Welles. Comme tout le monde.

Chasseur blanc, cœur noir (White Hunter, Black Heart, Clint Eastwood, 1990)

En 1951, le romancier Peter Viertel accompagne John Huston en Afrique pour retravailler le script de The African Queen. Mais ce dernier, obsessionnel, ne pense qu’à chasser l’éléphant… Pour son adaptation du livre de Viertel, dans lequel John Huston est renommé John Wilson, Clint Eastwood s’inspire de la diction de son aîné cinéaste, mais en profite surtout pour glisser une rumination toute personnelle sur son statut d’auteur contrarié et sa réputation d’excité de la gâchette. Le film à clef devient un biais pour parler de lui-même, et se réinventer.

Primary Colors (Mike Nichols, 1998)

Ce n’est pas un film sur Clinton”. Mike Nichols a beau s’époumoner, en 1998, personne n’écoute. Avec son John Travolta en gouverneur charismatique à fort accent du Sud (Stanton plutôt que Clinton), son Emma Thompson en épouse résiliente et stratège de l’ombre, sa description des primaires démocrates de 1992 (coucheries comprises), la ressemblance est trop frappante. Avec le recul, le film a plus à offrir : à l’intérieur du divertissement politique niche une belle réflexion sur l’utopie face au pouvoir.

Velvet Goldmine (Todd Haynes, 1998)

Comment faire un film sur Bowie, nommé d’après une chanson de Bowie, sans l’autorisation de Bowie  – et même sous la menace d’un procès par Bowie ? Dès qu’il s’agit de portraiturer ses idoles, Todd Haynes est un expert en stratégies obliques. Après avoir conté les derniers jours de Karen Carpenter avec des poupées Barbie (Superstar: The Karen Carpenter Story), et avant de découper Dylan en six dans l’expérimental I’m Not There, il place Velvet Goldmine sous la double autorité d’Oscar Wilde (le fond) et Citizen Kane (la structure). Mieux qu’un biopic du Thin White Duke, une flamboyante rêverie sur la jeunesse et la passion musicale.

Last Days (Gus Van Sant, 2005)

“J’aimerais qu’elle voie le film, mais je sais aussi que ça risque d’être trop douloureux et perturbant”. Voilà ce que déclarait Gus Van Sant, après la projection cannoise de Last Days, quand on lui demandait si Courtney Love avait vu son film. Car s’il ne donne aucun détail factuel permettant d’identifier Kurt Cobain derrière le personnage de Blake, une rock star qui se coupe peu à peu du monde, c’est bien de son mal-être dont il extrait la substance. Les signes convoqués (le physique de l’acteur Michael Pitt, les musiques, la présence de Kim Gordon du groupe Sonic Youth) ne visent pas à reconstituer le réel, mais à toucher du doigt une intime vérité. Et on sait que celle-ci blesse.

Walk Hard: The Dewey Cox Story (Jake Kasdan, 2006)

Le film à clef est souvent un tremplin pour la parodie. Dans le champ musical, on aurait pu choisir The Rutles, l’histoire des Beatles revisitée à la sauce Monty Python, ou Spinal Tap, mockumentaire compilant les meilleurs clichés du heavy metal. Mais le plus drôle, le plus bête, le plus méchant de tous, c’est ce mésestimé Walk Hard. Avec John C. Reilly en état de grâce dans la peau d’un faux Johnny Cash, le film règle son compte au biopic hollywoodien (c’est l’anti Walk the line) et subvertit de l’intérieur tous les axiomes et légendes de la pop music. D’Elvis en karateka aux didgeridoos de Brian Wilson, rien n’échappe au jeu de massacre.

Le Diable s’habille en Prada (The Devil Wears Prada, David Frankel, 2006)

Certes, Lauren Weisberger, l’auteure de The Devil Wears Prada, n’a jamais reconnu s’être inspirée d’Anna Wintour pour le personnage de Miranda Priestly. Certes, Meryl Streep affirme que ses modèles pour l’interpréter étaient des hommes, et non la féroce rédactrice en chef de Vogue. Problème : non seulement les similitudes sont légions (des problèmes conjugaux à la déco du bureau), mais la rumeur dit que Wintour aurait menacé de blacklister les stylistes qui accepteraient de faire un caméo dans le film… avant de déclarer qu’elle le trouvait “très amusant”. Typiquement le genre de coup tordu qu’aurait pu faire son double de fiction.

Inside Llewyn Davis (Joel & Ethan Coen, 2013)

De Barton Fink (1991) à A Serious Man (2009) en passant par Le Grand Saut (1994), le faux biopic est une pratique courante chez les frères Coen – et ça leur réussit très bien. Aboutissement de cette démarche de mystification, Inside Llewyn Davis trouve dans la figure de Dave Van Ronk, vrai chanteur folk du Queens tombé dans l’oubli, le modèle sur lequel bâtir son Llewyn Davis (joué par Oscar Isaac). Un anonyme souffre-douleur, sans cesse doublé par d’autres musiciens plus chanceux que lui, incarnation de tous les recalés de l’histoire. Autrement dit : un pur anti-héros coenien.

Aline (Valérie Lemercier, 2020)

La famille nombreuse à fort accent québécois, la rencontre avec René (pardon, Guy-Claude), le look ingrat des débuts, la métamorphose en diva populaire, les Noël à Vegas, et même les vrais chansons… Tout y est. Aline est à deux lettres d’être le biopic officiel de Céline Dion. Dans ce décalage infime, on s’attendait à trouver de la dérision, mais Valérie Lemercier, qui incarne son idole avec la foi du charbonnier, remplit l’interstice d’un amour fou de midinette assumée. Les rêves de gloire des jeunes filles à dentition difficile, le prix de la célébrité pour les débutantes kitsch devenues stars internationales…  Dans ce vrai-faux biopic burlesque et émouvant, tout est à la fois très drôle et très premier degré. Tellement littéral qu’il n’y a même plus besoin de clef.

Aline, prochainement en salles

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