Les frères D’Innocenzo (Brussels International Film Festival 2020)

« Nous sommes dans une union symbiotique. »

Leur deuxième film, Bad Tales, présenté au BRIFF en compétition internationale, donne un coup de pied dans la carcasse somnolente du cinéma italien. Les frères D’Innocenzo, jumeaux inséparables et nouvelles stars en puissance, nous ont raconté leur histoire.

Par Quentin Moyon

Temps de lecture 5 min

Polos, sweat-shirts, barbes généreuses et chevelures virevoltantes… Damiano et Fabio D’Innocenzo ressemblent à n’importe quel hipster croisé sur le bitume du bas 18e arrondissement parisien ou dans un resto vegan du quartier branché de Kreutzberg à Berlin. Ces deux jumeaux Italiens, en réalité originaires de Tor Bella Monaca, en périphérie de Rome, ont pourtant quelque chose de spécial. Ils appartiennent au club pas si fermé (mais tout de même) des frères réalisateurs de cinéma. Lumière, Coen, Dardenne, Larrieu, Quay, Farrelly… La liste est prestigieuse, et on les y rangerait juste en dessous des frères Safdie, les deux princes new-yorkais du mouvement mumblecore. Même génération, même look de trentenaire minutieusement débraillé… Physiquement, Damiano et Fabio D’Innocenzo évoquent spontanément les réalisateurs de Good Time et Uncut Gems.

Leur cinéma, c’est autre chose… de plus italien dans l’âme. Leur premier long, Frères de sang (le titre italien, La terra dell’abbastanza, sonnait moins comme une carte de visite), payait son tribut au Matteo Garrone de Gomorra, en dépeignant l’initiation mafieuse de deux jeunes de la banlieue de Rome. « Ce sont des choses qui ont existé dans notre lignée familiale », confie Damiano, d’emblée le plus extraverti des deux. Issus d’une enfance défavorisée et instable, dans les valises d’un père pêcheur qui les ballottait de Rome aux ports de la côte tyrrhénienne, Nettuno ou Lavinio, les deux frères nés en 1988, à l’époque où les comédies qui tâchent et la télé de Berlusconi saturaient les esprits transalpins, ont bien failli eux-mêmes basculer dans la délinquance. « Ce qui nous a sauvés, avant le cinéma, c’est l’écriture. »

Écriture, mais aussi poésie, peinture, photographie… En guise d’école de cinéma, les jumeaux touchent à tout, puis se lancent, riches d’une fêlure créative prompte à réveiller le cinéma italien. À 19 ans, ils quittent le foyer familial. Trois ans plus tard, ils ont écrit 15 scénarios, dont ceux, déjà, de Frères de sang et de Bad Tales. En attendant de pouvoir réaliser leurs scripts, ils prêtent leur plume aux films des autres, des productions qui restent sous le radar… Alors les deux frères, qui trouvent le temps long, prennent leur audace à quatre mains et vont frapper à la porte de pointures du cinéma local et mondial. Sensible à leur énergie, le Mexicain Carlos Reygadas devient leur mentor et les encourage à tenir bon. Le décollage s’opère en 2018, quand le parrain du cinéma italien Matteo Garrone, qu’ils avaient de leur propre aveu « harcelé », leur confie le scénario de Dogman. Sorti la même année, Frères d’armes décroche un Ruban d’argent en Italie. Les D’Innocenzo ont 30 ans tout rond, et les voilà sortis du lot.

« c’est une chance en tant que réalisateurs de pouvoir se comprendre d’un simple regard »

Deux ans plus tard, avec Bad Tales, ils transforment l’essai en osant une proposition formelle singulière, qui prend ses libertés avec la facture plus classique de leur premier film. Comme Frères de sang, ce nouvel opus s’inspire, plus indirectement, de leur histoire personnelle : toujours dans une banlieue de Rome proche de celle où ils ont grandi, on y suit la tragédie qui se noue lorsque des enfants, malmenés par leurs familles, tombent sous l’emprise de leur professeur. « L’enfance est un âge souvent désespéré, violenté, violé, commente Damiano. Quant à la banlieue, elle permet de retirer les infrastructures, le vouvoiement, elle concentre les dangers, la tristesse, la colère, la violence des sentiments… Elle nous paraissait plus adaptée à notre histoire qu’un environnement bourgeois. »

Ici, pourtant, la dénonciation des inégalités sociales et du sexisme qui minent la société italienne ne prend pas la forme d’un manifeste réaliste. Après le récit criminel à ras de bitume, place à la fable morale, racontée dans un style sublimé, filtré et décadré, ponctué d’innovations visuelles parfois dérangeantes. Si l’esthétique de Bad Tales peut rappeler le Jeunet de Delicatessen, les D’Innocenzo citent plus volontiers Lynne Ramsay, Robert Altman, Brillante Mendoza, Pasolini ou Fassbinder parmi leurs grandes références. Les deux autodidactes n’ont pas oublié de bosser leur histoire du cinéma. Avec son chromatisme très travaillé, Bad Tales porte aussi la trace de leur pratique précoce du dessin. Dès qu’on entre dans le détail de la mise en scène, c’est Fabio, le jumeau réservé, qui prend le dessus : « Enfants, comme on n’avait pas d’argent, on utilisait que des couleurs primaires. Jusqu’au jour où on nous a offert une palette plus large, et d’un seul coup choisir la nuance juste est devenu une expérience exaltante. On est resté très connectés à ça, aux couleurs et aux émotions qu’elles produisent. »

Plus esthétisant que leur premier film, Bad Tales n’en reste pas moins l’œuvre de deux scénaristes aguerris. « On ne fait pas du beau pour faire du beau, on cherche à illustrer l’histoire et les conflits des personnages », reprend Damiano. C’est d’ailleurs le script du film qui a permis aux jumeaux de repartir avec un Ours d’argent à la dernière Berlinale. « Ce qui nous amuse lorsqu’on tourne un film, c’est de se connecter avec notre façon de voir le monde, résume Fabio. Quand on choisit des cadres très profonds et très étroits, c’est pour véhiculer notre regard sur les choses, un peu radical, sans demi-mesure. » Deux regards en fait, qui se conjuguent en un seul. Leur résilience et leur créativité, les D’Innocenzo, qui apparaissent souvent main dans la main sur les tapis rouges, la puisent dans leur relation fusionnelle. « Nous n’avons pas de distinction nette, poursuit Fabio. Nous ne sommes pas que frères, nous sommes jumeaux, et donc nous avons toujours vécu la division comme une fracture. Nous sommes dans une union symbiotique, et je pense que c’est une chance en tant que réalisateurs de pouvoir se comprendre d’un simple regard. Surtout sur un film indépendant à petit budget ! »

De la symbiose à l’autarcie, il n’y aurait qu’un pas dont les frères se gardent bien. Inséparables, mais ouverts au monde, ils revendiquent joyeusement leur place dans une nouvelle vague de jeunes réalisateur.rices qui, dans le sillage des déjà grisonnants Paolo Sorrentino et Matteo Garrone, viennent donner un nouveau coup de pied au cinéma italien, dont on connaît la propension à la paresse. Les frères ne tarissent pas d’éloge sur leurs petits camarades. « Je trouve qu’il y a une grande force visuelle et expressive dans le jeune cinéma italien, se félicite Damiano. Pietro Castellitto (ndlr : acteur dont le premier film en tant que réalisateur, I Predatori, sortira cette année) est très bon, Jonas Carpignano (ndlr : Mediterranea, A Ciambra) aussi. Alice Rohrwacher (ndlr : Les Merveilles, Heureux comme Lazzaro) est extraordinaire. Et il y a vraiment beaucoup d’autres jeunes. » À 32 ans, les D’Innocenzo sont en passe de devenir les têtes de proue de cette génération prometteuse : on en reparle à la sortie de leur prochain film, Alba, dont le tournage débutera en mars 2021.

Bad Tales (Favolacce), projeté le 04 septembre au BRIFF

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