Guillaume Brac

« J’ai besoin de travailler sans filet »

À l’Abordage, le quatrième long-métrage de Guillaume Brac, est en compétition au Champs-Elysées Festival.
Le réalisateur d’Un monde sans femmes et Tonnerre fait souffler un vent de liberté
sur ce chassé-croisé amoureux tendre et bucolique, tourné avec de
jeunes comédiens du Conservatoire. Rencontre.

Par Caroline Veunac

Temps de lecture 10 min.

Guillaume Brac

Interview

Félix quitte Paris pour rejoindre Alma, qu’il connaît à peine, sur son lieu de vacances à l’autre bout de la France. L’intrépide jeune homme entraîne avec lui Chérif, son meilleur pote introverti, et Edouard, un fils à maman qui les a pris en stop. Les trois garçons vont aller de surprises en déconvenues… Après Contes de Juillet en 2017, Guillaume Brac embarque à nouveau de jeunes comédiens du Conservatoire dans son cinéma aventureux, libre comme l’air. Illuminé par la présence de ces acteurs débutants au charme fou (coup de cœur notamment pour l’irrésistible Salif Cissé, qui joue Chérif), À l’Abordage navigue allègrement entre la légéreté intemporelle du marivaudage et l’actualité sous-jacente des rapports amoureux et sociaux. Il nous a confié les secrets de sa méthode de travail.

Le festival met en avant beaucoup de premiers longs-métrages, ce qui fait de vous l’un des réalisateurs les plus expérimentés de la compétition. En même temps j’ai le sentiment que vous cherchez à aborder tous vos films comme si c’était le premier…
C’est vrai. J’ai une sorte de méfiance pour tout ce qui est trop professionnel, et je suis très attaché à une forme, je ne dirais pas d’amateurisme, mais d’artisanat. À part quelques vieux compagnons de route, je m’entoure souvent de techniciens plutôt jeunes, dont c’est parfois le premier long-métrage. Sur ce film en particulier, je tournais avec des comédiens qui faisaient leurs premiers pas devant la caméra et je n’avais pas envie qu’il y ait un écart entre l’équipe technique et eux. Je trouvais ça beau que tout le monde soit dans l’allant de la première fois.

Comment cette recherche de fraîcheur se traduit-elle dans votre méthode de travail ?
Au fil des films, j’ai compris que j’avais besoin de travailler sans filet. Je fais en sorte qu’un maximum de choses puissent encore bouger au tournage. Sur ce film, il y a eu trois étapes en amont. Dans un premier temps j’ai rencontré les comédiens individuellement pour constituer mon groupe et j’ai déjà appris beaucoup de choses sur eux, qui ont nourri mes désirs de personnages et de récits. Ensuite il y a eu trois semaines d’atelier au sein du Conservatoire durant lesquelles on a commencé à improviser certaines situations, et où j’ai pu commencer à visualiser des scènes. Et puis deux semaines où l’on s’est retrouvés tous les après-midi au Parc Montsouris pour répéter en improvisant des dialogues. L’écriture a été constamment nourrie par ce que les acteurs m’inspiraient, et par leurs idées à eux. Quand le tournage a démarré, il y avait un récit mais les scènes n’étaient que partiellement dialoguées, donc il restait une marge pour trouver des choses, en fonction des lieux, de la météo, de l’humeur, des scènes tournées la veille… J’essaye de poser un cadre, celui de la caméra et celui du tournage en général, à l’intérieur duquel on puisse improviser.

Êtes-vous aussi spontané dans la mise en scène que dans l’écriture ?
J’ai quand même une sorte de langage cinématographique qui s’est construit de film en film, et qui est fixé dès le départ. Je suis attaché au fait de filmer un moment. En plus de l’action précise, j’essaye de capturer un moment de la journée, la sensation d’un lieu. Ça passe par des échelles de plans moyennes ou larges, une majorité de plans fixes, et un travail sur la durée, avec des plans-séquence de 2-3 minutes. C’est une mise en scène qui nécessite beaucoup de rigueur mais qui peut accueillir l’improvisation. Le cadre étant très précis, on ne peut pas faire n’importe quoi, mais l’échelle de plan laisse de l’espace à chacun pour s’épanouir et proposer. Je m’aperçois qu’il y avait un mélange d’horizontalité et de verticalité dans mon rapport à ces acteurs et à l’équipe en général. J’aime qu’ils aient la liberté de beaucoup proposer, et en même temps j’ai besoin de garder le cap et parfois d’imposer des décisions. Ce qui n’est pas toujours simple quand on a par ailleurs instauré un rapport d’égalité.

« J’essaye de capturer
un moment de la journée. »

On vous compare souvent à Éric Rohmer. Revendiquez-vous cet héritage, notamment en termes de grammaire cinématographique ?
Quand j’avais fait Un Monde sans femmes, je pensais beaucoup au Rayon Vert. Ce qui me passionne chez Rohmer c’est la façon dont ses lieux existent. Quand on voit ses films on a l’impression de vraiment comprendre les lieux qu’il filme, de comprendre leur réalité sociale et topographique, et ça c’est quelque chose que j’ai recherché en faisant À l’Abordage. Avec la chef déco, on a aussi travaillé sur les couleurs par touches, les costumes, les parasols, ce que Rohmer fait également. Mais en dehors de cela je n’ai pas pensé particulièrement à lui en faisant ce film. Il avait quelque chose plus dans l’esprit de Rozier ou de Stévenin, le côté virée, on part à l’aventure, l’idée d’une parenthèse, d’une succession de rencontres et de hasards qui constituent une sort de groupe humain… J’ai aussi beaucoup pensé à la comédie américaine. Il y a un faisceau d’influences dont Rohmer fait évidemment partie, mais pas forcément plus que les autres.

La liberté de vos tournages doit être un petit choc pour des comédiens formés au Conservatoire. Ont-ils eu du mal à lâcher prise ?
Oui et non. La plupart découvraient un processus de travail propre au cinéma, qui est en effet différent de ce qu’ils connaissaient au théâtre. Certains étaient très à l’aise dans l’improvisation, d’autres moins. Il y a eu quelques réticences, notamment vis-à-vis du fait que j’écrivais pour eux. Ça leur plaisait, mais à la fois il y avait cette crainte que peuvent avoir les jeunes acteurs de pas aller suffisamment vers des rôles de composition, d’être dans un rapport trop documentaire à ce qu’ils sont. Jusqu’au moment où ils ont compris que c’était aussi un service que je leur rendais. Pour des comédiens assez peu expérimentés, il vaut mieux se nourrir de sa manière d’être et de sa personnalité, et après aller vers des situations de fiction où l’on peut jouer avec tout ça. Il y a eu aussi pas mal de discussions sur la question de la représentation des personnages noirs. Le fait que Salif et Eric soient noirs n’a pas préexisté à mon désir de les avoir dans le film. Lors de nos premières rencontres, je les ai choisis parce qu’ils m’ont impressionnés en tant qu’acteurs. Pour autant, à mes yeux, la question de la couleur de peau était une donnée à prendre en compte, qui avait un impact sur les rapports entre les personnages. Eux avaient tendance à penser que c’était une fausse question. On a fait un bout de chemin les uns vers les autres. Je voulais les emmener dans un cinéma qui généralement ne leur laisse pas beaucoup de place.

« Je voulais les emmener dans un
cinéma qui généralement ne leur laisse pas beaucoup de place. »

Le film est sous-tendu par des rapports de classe. Chérif tombe amoureux d’une jeune femme qui habitait dans le quartier d’à côté en banlieue parisienne, et à l’inverse c’est une différence de milieu qui semble empêcher Félix et Alma de s’accorder…
C’est vrai qu’il y a des déterminismes dans les rapports amoureux de façon générale, et on peut les retrouver dans le film. J’espère quand même ne pas avoir fait un film déterministe, avoir fait un peu sortir les personnages des rails qui étaient les leurs au départ. Par exemple, Chérif et Héléna vivaient dans deux communes limitrophes de Seine-Saint-Denis, et cette proximité géographique contribue en effet à les rapprocher. Mais ils n’appartiennent pas pour autant au même milieu. La banlieue parisienne est multiple, il y a différentes couches sociales qui se côtoient. Elle, c’est une jeune maman. Lui on peut se demander s’il a eu d’autres expériences avant, il a un côté grand ado, voire grand bébé. Il y a quand même un monde entre eux, et pourtant ils se retrouvent.

À l’abordage est une histoire de marivaudage à une époque où la question des rapports hommes-femmes est en pleine révolution. Avez-vous cherché à tenir compte de cette modernité ?
Dans la mesure où je filme des jeunes gens, et où je me suis beaucoup inspiré de ce qu’ils sont, forcément les rapports entre les sexes sont contemporains. J’ai co-écrit le film avec une femme, Catherine Paillé, et à travers les personnages d’Héléna, d’Alma et de sa sœur, nous avons essayé d’écrire plusieurs rapports à la féminité et à la séduction. Après, À l’Abordage reste un film d’hommes, raconté du point de vue des trois garçons. L’enjeu, cette fois, était de dessiner des portraits d’hommes qui soient riches, subtils, nuancés. Mais chaque film est différent. Dans celui auquel je réfléchis en ce moment, les deux personnages principaux sont des femmes.

À l’Abordage, en compétition au Champs-Elysées Film festival, à découvrir en ligne à partir du 10 juin à 18h : http://www.champselyseesfilmfestival.com/2020/

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