Festival de Cannes, Jour 8

Bergman Island : les rêves sauvages

De prime abord un peu sage, le film de Mia Hansen-Løve Bergman Island, en compétition, s’affirme et se déploie pour nous faire voyager dans la tête d’une femme cinéaste en plein processus d’élaboration. Comment se reconnecter à sa part créative quand on est artiste et mère ? La réponse est ici profonde, et d’une grâce infinie.

Par Caroline Veunac

12 juillet 2021

Temps de lecture 5 min

Bergman Island

Bande-annonce

Il ne faut pas s’arrêter au titre. « Bergman Island » : la formule sonne trop studieuse, et ne dit qu’à moitié vers où nous entraîne le septième long-métrage de Mia Hansen-Løve. Certes, l’action se déroule littéralement sur l’île de Bergman : Fårö, petite bande de terre sur la mer Baltique où le maître suédois tourna six films et vécu la fin de son existence ; et où ses amoureux du monde entier viennent aujourd’hui en pèlerinage. C’est ici, sur ce caillou bénin aux paysages d’aquarelle, blonds et aigue-marine, que Mia Hansen- Løve, lors d’une résidence d’écriture, a imaginé un film. Un film indissocié du lieu de sa genèse, et pourtant son titre dit mal ce que la réalisatrice fait de ce décor, quelle pièce elle entreprend d’y mettre en scène. Les protagonistes ? Chris (Vicky Krieps) et Tony (Tim Roth), deux cinéastes en couple venus là pour écrire sur leurs projets respectifs, déchargés pour quelques jours de la garde de leur petite fille. Mais alors que lui, le plus reconnu des deux, noircit des pages avec l’efficacité d’un bulldozer ; elle, dans son ombre, tourne en rond et fait l’école buissonnière pour trouver l’inspiration.

Le fantôme de Bergman se balade à l’arrière-plan de cette situation que l’on devine semi-autobiographique (Mia Hansen-Løve a notoirement partagé la vie d’Olivier Assayas), à la manière d’un mentor que l’on révère autant qu’on le défie. Après un départ qui fait craindre une certaine inconsistance (même si la photographie de Denis Lenoir frappe tout de suite par sa plénitude), le film abat ses cartes et trouve sa voie vers la quinzième minute, quand Chris, au milieu d’un groupe de fidèles, ose demander si le génie des lieux aurait été un cinéaste aussi productif s’il n’avait pas compter sur les femmes de sa vie pour s’occuper à sa place de sa progéniture. Dès lors, le film ne cessera d’ajouter des nuances à son canevas ; d’interroger, au regard de schémas dont la société peine à s’extirper, le rapport de son héroïne – et peut-être des artistes femmes en général – à la création et à la maternité, ou plutôt à leur douloureuse articulation. Née au cinéma avec des histoires de maris et de pères vus à travers des regards de filles et d’épouses (les très beaux Tout est pardonné et Le Père de mes enfants), la réalisatrice aujourd’hui âgée de quarante ans met une femme de son âge au cœur de son récit, un double à travers lequel elle semble nous révéler quelque chose de secret à propos d’elle-même.

Le cinéma de Mia Hansen-Løve ne se départit par pour autant de sa pudeur et de sa douceur, reflétées par le visage de la toujours émouvante Vicky Krieps (également à Cannes dans le film de Mathieu Amalric, Serre-moi fort), où se mêlent la réserve et l’expressivité. Mais cette économie, qui passait surtout jusque-là par un souci aigu de couper les scènes à temps, avant que trop soit montré ou dit, s’autorise dans Bergman Island une forme d’ampleur et de stratification qui semble nouvelle, comme si le film voulait assumer le jeu de miroir, le journal intime qu’il nous propose. La difficile conciliation entre le quant à soi du créateur et la disponibilité d’un parent est ainsi abordée à plusieurs niveaux. Pour commencer, classiquement, comme un problème de répartition des rôles, intériorisée par chacun – ici d’autant plus intéressant à observer qu’on a affaire à un couple moderne, en apparence égalitaire. Mais le film gratte, et met à jour l’égo de l’homme qui ne se rend même pas compte qu’il éclipse sa compagne, ou qu’il devient distrait à chaque fois qu’elle essaye de changer le cours de la conversation pour lui parler de son travail à elle. Pendant ce temps, Chris, alors que rien ne l’y oblige objectivement, est torturée par la culpabilité d’avoir laissé son enfant et par le sentiment d’être moins légitime que sa star de mari.

Sans être essentialiste sur le rapport des femmes à l’art et à la nature, Bergman Island montre par petits coups de pinceaux délicats comment certaines peinent à s’affirmer en tant qu’artistes, et se font réceptacles du monde vivant plutôt que de se projeter dans le monde social. Mais la beauté du film se révèle vraiment lorsque ce constat s’affirme en manifeste. Chris doute, et c’est justement de ce doute, plutôt que de la certitude d’avoir quelque chose à dire, que naît son processus créatif. Ses déambulations sur les chemins côtiers de Fårö, qui contrastent en lumière avec son enfermement improductif dans le moulin où elle est censée écrire et avec l’abattage de Tony, semblent dire que les femmes ont certes besoin, pour s’adonner à l’art, d’une chambre à elles ; mais aussi de pouvoir sortir de la maison et respirer un peu. Alors ce que l’on avait pu prendre pour de la passivité se redéfinit comme une phase de réceptivité et d’incubation, de rêverie et de latence, qui finalement, se transforme en histoire, en projet. C’est alors que commence, dans un mouvement de mise en scène d’une fluidité bouleversante qui donne à Bergman Island sa forme finale, un film dans le film, dans lequel Chris est remplacée par l’héroïne qu’elle est en train d’inventer, Amy (incarnée, ça ne s’invente pas justement, par une autre Mia – Wasikowska, dont on ne saurait trop chanter les louanges).

Dans le monde imaginaire qui s’élabore sous nos yeux, l’autre idée magnifique consiste à donner à Amy, elle aussi en visite à Fårö, un amant de jeunesse (Anders Danielsen Lie, visible également dans un autre film cannois, Julie (en 12 chapitres), de Joachim Trier), qu’elle retrouve de loin en loin, alors même qu’ils sont chacun engagés ailleurs, qu’ils ont des enfants avec d’autres, et pour à chaque fois le perdre ou le laisser partir à nouveau. Ce revenant fidèle, c’est, devine-t-on, l’incarnation vivante du temps intermittent que la jeune femme parvient à consacrer à la flamme créative qui l’habite, flamme qui se rallume et s’éteint en fonction de la capacité d’abandon que la vie conjugale et parentale lui laisse ou lui refuse. Sa muse, pourrait-on dire, peut-être un simple souvenir qu’elle convoque pour se reconnecter à cette région de son cerveau. En nous invitant dans le rêve de Chris, dans un registre mental qui marque une évolution de son approche, Mia Hansen-Løve réussit un paradoxe : Bergman Island donne en creux des éléments de réponse à la question de savoir pourquoi il n’y a pas plus de femmes cinéastes en sélection dans les grands festivals, et c’est à la fois l’œuvre la plus aboutie d’une des quatre réalisatrices en compétition cette année.

Bergman Island, en salle le 14 juillet. 

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