Festival de Cannes, Jour 2

Satoshi Kon, Millenium Génie

Présenté à Cannes Classics, Satoshi Kon, L’Illusionniste rend hommage au regretté mangaka, réalisateur de quatre films sublimes, qui ne cessent de polliniser le cinéma contemporain. Nous avons rencontré le réalisateur du documentaire, le spécialiste du cinéma japonais Pascal-Alex Vincent. Entretien.

Par Michaël Patin

7 juillet 2021
Temps de lecture 5 min

Satoshi Kon, L’Illusionniste

Bande-Annonce

Satoshi Kon est né en 1963 à Kushiro, sur l’île d’Hokkaidō, et mort sans grand bruit en 2010 à Tokyo. Dans l’intervalle, celui qui publia son premier manga en 1985 a réalisé une poignée de chefs-d’œuvre de l’animation, Perfect Blue (1997), Millenium Actress (2001), Tokyo Godfathers (2003), Paprika (2006) et Paranoia Agent (2004). Quatre films et une série, quand on a son talent, c’est assez pour marquer durablement son médium et laisser un grand vide derrière soi. Satoshi Kon s’est consacré à l’animation mais n’a jamais dragué l’enfant en nous, déployant sa maniaquerie d’auteur de film d’horreur psychique en mélodrame humaniste. Il nous manque terriblement… Mais la chaîne de transmission est assurée, comme en atteste Satoshi Kon, L’Illusionniste, le documentaire hommage que lui consacre Pascal-Alex Vincent.

Satoshi Kon n’a jamais été sélectionné au Festival de Cannes. La projection de votre documentaire à Cannes Classics, c’est une petite revanche ?

Cannes n’a pas vraiment d’histoire avec l’animation japonaise, ce qui est un peu dommage en effet, quand on sait que le premier film d’animation d’après-guerre est sorti en 1958. C’est venu très tardivement. Donc oui, c’est une manière de mettre un pied dans la porte. En emmenant Satoshi Kon à Cannes, j’ai l’impression d’avoir rempli ma mission.

 

C’est quand même troublant qu’un auteur tel que lui – démiurge, visionnaire, tout ce qu’aime le petit monde cannois – n’ait pas été validé ici.

C’est aussi lié à des problématiques industrielles. Après le coup d’éclat de Perfect Blue en 1997, les deux films suivants, Millennium Actress (2001) et Tokyo Godfathers (2003), ont été un peu mis sous cloche par le distributeur, Sony, qui souhaitait mettre en avant d’autres films d’animation japonais, comme Steamboy (2004) de Katsuhiro Ôtomo par exemple. Ceux de Satoshi Kon n’ont pas bénéficié d’une promotion digne de ce nom. Ceci dit, après la sélection de Paprika à Venise en 2006, je pense qu’il aurait été invité à Cannes pour son film suivant. Et qu’il aurait été appelé par Hollywood dans la foulée.

 

J’ai l’impression que c’est justement l’objectif de votre film : rétablir la place de Satoshi Kon dans l’histoire du cinéma.

Pour moi, il y avait urgence, d’où l’idée de sortir le film pour les dix ans de sa mort en 2020 – avant que le Covid ne s’en mêle. Satoshi Kon a la particularité d’avoir une filmographie très courte, typiquement le genre d’œuvre que l’histoire du cinéma tend à oublier. On peut être un réalisateur qui a fait 150 films et n’en a réussi aucun, ou un auteur qui n’a fait qu’un film considéré comme un chef d’œuvre – comme Charles Laughton avec La Nuit du chasseur – mais c’est plus compliqué quand on a fait quatre films et une série. Le temps passe si vite que Satoshi Kon, c’est déjà du répertoire, du patrimoine. Aujourd’hui, si vous allez dans un lieu de cinéma à Tokyo, il y a de grandes chances pour qu’on ne sache pas qui il est.

 

C’est paradoxal tant les images de ses films, ses inventions narratives et formelles, se sont diffusées partout. On le voit chez Darren Aronofsky, qui a carrément repris un plan de Perfect Blue dans Requiem for a Dream, chez Rodney Rothman (Spider-Man : New Generation) ou Jérémy Clapin (J’ai perdu mon corps), que vous avez interviewés. Et c’est flagrant chez Christopher Nolan… qui ne figure pas dans votre casting.

Lui, il vous dira que c’est faux. Il ne le revendique pas du tout. J’ai retrouvé le vidéo d’un Q&A dans un cinéma de Los Angeles, où Guillermo del Toro interviewe Nolan, et ce dernier affirme qu’il n’a jamais vu Paprika et qu’il faut arrêter de le tanner avec ça ! Après tout, il n’est pas totalement impossible que Inception ne doive rien à Paprika… J’ai tellement entendu tout et son contraire que je n’ai plus d’avis sur le sujet. D’ailleurs je n’ai pas essayé d’interviewer Nolan, c’était perdu d’avance.

 

Ce qui est plus surprenant, c’est que Satoshi Kon ne soit pas mieux considéré au Japon. Vous pensez que sa tendance à la critique sociale a joué en sa défaveur ?

C’est vrai qu’il a un côté « caillou dans la chaussure ». Il avait des idées très arrêtées et ne brossait pas ses concitoyens dans le sens du poil. J’ai retrouvé une interview de lui que j’adore, au moment où Miyazaki lançait son musée, dans laquelle il disait : « Avec moi, aucune chance qu’on construise un Satoshi-Kon-land. » Ça résume bien le personnage.

 

Quand il prend pour héros des sans-abris dans Tokyo Godfathers, ça touche un problème que la société japonaise préfère passer sous silence.

Tout à fait. On l’a bien vu en 2018 quand Kore-eda a eu la Palme d’or pour Une Affaire de famille. Bien que les Japonais raffolent des distinctions et des honneurs, il a fallu plusieurs jours pour que le Premier Ministre se décide à le féliciter publiquement. Parce que ça les rendait fous qu’une Palme d’or japonaise soit attribuée à un film qui parle de sans-abri, de marginaux, parce que le Japon est censé être le pays de la réussite économique, où le chômage n’existe pas.

 

On constate aussi un décalage entre les films de Satoshi Kon et la manière dont lui-même semble les percevoir : quand il dit que Paprika est un film accessible, presque grand public, c’est quand même assez hallucinant !

En effet, même si la mise en scène a quelque chose de joyeux, c’est un film extrêmement complexe. Je pense que Satoshi Kon avait une immense exigence vis-à-vis de lui-même et qu’il reportait cette exigence sur le public. Il se disait que les gens étaient aussi ouverts à l’inconnu que lui… et apparemment il se trompait.

Vous évoquez brièvement son combat pour améliorer les conditions de travail dans le milieu de l’animation japonaise. C’est très rare, ce côté syndicaliste.

Il faut comprendre que Satoshi Kon était avant tout une grande gueule, qui aimait beaucoup se battre. Et ça se retrouvait naturellement dans son militantisme. Il n’a pas hésité à monter au front au sein d’une industrie très vaste, très dure et très verrouillée. Sans aller jusqu’à parler de syndicalisme, il était toujours du côté des travailleurs.

 

Ce qui est assez logique pour un tel démiurge, qui savait tout faire – dessiner, animer, réaliser – et voulait tout contrôler.

En cela, c’était bien un auteur dans le sens où on l’entend dans la cinéphilie française. Et lui-même n’hésitait pas à se présenter comme un génie ! Comme il donnait tout pour ses films, il attendait de ses équipes un investissement égal au sien, ce qui n’allait pas sans de nombreux clashs. Il y avait vraiment chez lui un côté dark, violent, tyrannique, que j’ai dû effacer du film. J’ai juste gardé quelques allusions. Masao Maruyama, cofondateur de Madhouse, qui était un peu son père de substitution, conclut en disant : « je l’aimais beaucoup, mais c’était un sale type ». Et ça, la totalité des intervenants – même son vieux copain Mamoru Hosoda – me l’ont dit.

 

On sent bien cette aversion chez Mamoru Oshii (Ghost in the shell, Patlabor).

Ah oui, Oshii, il le déteste. Quant à Katsuhiro Ōtomo (Akira, Steamboy), que Satoshi Kon considérait pourtant comme son maître à penser, en garde un si mauvais souvenir qu’il m’a envoyé un petit mot pour me dire qu’il ne participerait au film sous aucune condition… Il ne veut plus jamais entendre parler de Satoshi Kon !

 

Pourquoi avoir gommé cet aspect ? On sait bien que les génies sont aussi des mecs détestables. J’imagine que vous avez vu 10 Years with Miyazaki

Je me suis pas mal pris la tête avec ça pendant le montage. Et puis bon, d’une part, je n’avais que 1h30, et d’autre part, je ne voulais pas trop froisser les fans en insistant là-dessus. Pour être tout à fait honnête, j’ai un peu fait ce film pour mes étudiants (ndlr : Pascal-Alex Vincent est enseignant au Département Cinéma et Audiovisuel de L’Université Paris 3), c’est-à-dire les 18-22 ans qui aiment le cinéma en général mais ne connaissent pas son œuvre. Étant moi-même un enthousiaste, je me suis placé du côté de la transmission.

 

On perçoit clairement cet aspect pédagogique, l’envie de définir un territoire critique (c’était le cinéaste de la mise en abîme, du brouillage réalité/fiction, etc.). On apprend aussi que contrairement aux réalisateurs qui font références à leurs œuvres passées, lui semait des indices sur ses œuvres à venir. Dans Paprika, par exemple, on voit les personnages de Dreaming Machine, son film inachevé, graffés sur un mur. Il me semble que c’est assez unique dans l’histoire du cinéma.

Pour moi, ça s’explique par le fait qu’il n’y avait pas de différence entre sa vie et son métier. Comme Hitchcock, John Ford, Mizoguchi ou Dreyer, c’était quelqu’un qui théorisait le cinéma en même temps qu’il faisait du cinéma. J’ai un grand respect pour ça. Il y a beaucoup de correspondances entre ses films. Prenez Perfect Blue et Millennium Actress : le premier a été réalisé dans une économie de série B – peu de temps, peu d’argent, peu de dessins – et le second reprend les mêmes motifs – une jeune femme manipulée dans l’entertainement, qui essaye de prendre en main son destin – avec plus de moyens et une approche plus lumineuse. Je suis certain qu’il pensait déjà à Millennium Actress en réalisant Perfect Blue.

 

Vous avez eu la chance de voir les 26 premières minutes montées de Dreaming Machine, pensez-vous qu’on soit passé à côté d’un très grand film ?

C’est difficile à dire parce qu’il n’y avait aucun élément sonore en dehors d’une chanson… Il y a un fantasme qui voudrait qu’il soit mort avant de finir son grand œuvre, mais je ne pense pas que ce soit le cas. Son producteur affirme que ce n’était en tout cas pas son objectif – ce qu’il voulait, c’était faire un film grand public. D’ailleurs, pendant la création de Dreaming Machine, il était déjà en train de travailler sur un autre projet.

 

Satoshi Kon, L’Illusionniste, prochainement en salle

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