David Dufresne (Brussels International Film Festival 2020)

« Je crois encore que le dialogue peut nous sauver. »

C’est notre coup de cœur du BRIFF : dans Un Pays qui se tient sage, David Dufresne imagine une sorte d’agora pour créer le dialogue autour des violences policières survenues durant le mouvement des gilets jaunes. Un film indispensable, attendu en salles le 30 septembre. On a rencontré son réalisateur.

Par Quentin Moyon

Temps de lecture 5 min

Sous les pavés, des cicatrices. Dans Un Pays qui se tient sage, présenté hors compétition à la Director’s Week du Brussels International Film Festival (BRIFF) après avoir obtenu le label de la Quinzaine des Réalisateurs, le documentariste David Dufresne revient sur les violences policières qui ont marqué, dans les corps, les manifestations des gilets jaunes. Autour d’images d’archives des évènements débutés en octobre 2018, le film croise la parole de victimes, telles que Gwendal Leroy ou Patrice Philippe ; de policiers, dont Patrice Ribeiro, secrétaire général du syndicat Synergie-Officiers ; et de penseurs, comme l’écrivain Alain Damasio, le sociologue Fabien Jobard ou l’historienne Mathilde Larrère. Réagir, discuter, réfléchir ensemble : la discussion est au centre de ce documentaire corrosif et formellement innovant. On la poursuit avec David Dufresne.

Il y a une pointe d’ironie dans le titre du film, non ?

Non, ce n’est pas de l’ironie. Enfin la seule ironie, c’est de retourner la phrase de ce flic, à Mantes la Jolie, « voilà une classe qui se tient sage » (ndlr : en référence à l’épisode où des policiers avaient fait mettre à genou des dizaines de lycéens lors de leur interpellation, en décembre 2018). Pour retourner le stigmate. Mais au-delà de ça, non, ce n’est pas ironique. C’est plutôt amer. Plutôt triste.

Le film s’articule autour de la fameuse phrase du sociologue Max Weber : « L’État détient le monopole de la violence légitime ». Pourquoi être parti de là ?

Ce qui est intéressant, c’est que cette phrase est en réalité l’acceptation raccourcie de l’originale. En fait, Weber écrit : « L’État revendique pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. » Au fil du temps, « revendique » est devenu « détient ». Il y a quinze jours, on a même ministre de l’Intérieur qui nous dit : « La police détient le monopole de la violence. » On est passé de la sociologie à un discours de marchands de canons. L’avantage de cette phrase, c’est qu’elle est fulgurante. En quelques mots, elle manie des concepts qui sont devenus l’ossature du film. Par ailleurs, elle est citée à tort et à travers, et quand j’ai démarré le film, j’ai senti qu’elle était en train de devenir une sorte de sésame, notamment pour la police. J’ai voulu rappeler que cette phrase est plus compliquée que ça. Weber ne parle pas de la police, mais de l’État.

En faisant se rencontrer des penseurs, des citoyens, des policiers et des images issues des réseaux sociaux, vous vouliez faire un film horizontal, à la manière des débats qui animaient la Sorbonne en 68 ?

Je n’ai pas pensé à Nanterre ou à la Sorbonne 68. Mais j’avais la volonté farouche de créer de la conversation. J’ai donc tout fait pour éviter les interviews façon « talking heads », et j’ai choisi de filmer des binômes de gens qui se parlent devant des images d’archives des actes de violence. Parfois ils se connaissent, parfois ils se découvrent, ils sont d’accord, ils ne sont pas d’accord, ça change tout le temps… Le film veut croire à la vertu du dialogue. Je crois encore que le dialogue peut nous sauver. Et puis on nous bassine avec l’idée qu’on est une société de l’image, mais il n’y a aucune pédagogie de la critique de l’image. Or c’est fondamental de pouvoir lire les images, comme on décortique un texte.

« il y a une négociation, entre l’État et le peuple, pour savoir qui a le droit d’être violent »

Le rappeur Gaël Faye parle de « la parole poudrière ». La parole est-elle un instrument de lutte ?

Ce qui est très dur avec ce film, c’est que dans toutes les avant-premières, on me demande comment on peut changer les choses, et puis finalement, rien ne change. Comme si en étant une proposition de dialogue, le film mettait justement le doigt, et je n’y suis pour rien, sur l’impossibilité de changer. Moi, je cite cette phrase du surréaliste Pierre Naville : « Il faut organiser le pessimisme. » Ce film, c’est ça. Organiser le pessimisme à travers des discussions, des échanges, des contradictions…  Je crois encore beaucoup en la parole, en la pensée. Avec notre dispositif, on a essayé de capter ça. À deux-trois moments on a réussi, on sent que les gens sont en ébullition, qu’ils sont en train de cavaler dans leur tête.

Le film est très stimulant intellectuellement. Comme quand le sociologue Fabien Jobard parle d’une violence ritualisée entre policiers et manifestants…

Oui, et le rituel se modernise ! Le fait qu’aujourd’hui ce soit filmé et retransmis en direct, ça ajoute du rituel au rituel. On nous dit toujours que c’est un accident, mais il y a bien sûr une forme de rituel.

Alors selon vous, le peuple doit-il lui aussi revendiquer la violence pour défendre ses libertés ?

Le mot le plus important dans la phrase de Weber, c’est « revendique ». À partir du moment où on parle de revendication, ça veut dire qu’il y a une négociation, entre l’État et le peuple, pour savoir qui a le droit d’être violent. Mais pour ça il faut reconnaître le droit du peuple à défendre ses libertés. La France s’est bâtie là-dessus ! La prise de la Bastille, c’est une manifestation non déclarée. D’ailleurs, comme le rappelle Fabien Jobard, c’est très difficile pour la police française de se dire républicaine, et de courir après des gens qui eux-mêmes courent après un idéal républicain, celui du peuple souverain. La défense des libertés est notre fondement, mais aujourd’hui elle est devenue suspecte. C’est ça, le drame.

Un Pays qui se tient sage, de David Dufresne, au cinéma le 30 septembre.

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