CINÉTIQUE, LES JOURNÉES DU CINÉMA EN MOUVEMENT

The Terrorizers, les lumières de la ville

Somewhere Else et Dulac Cinémas unissent leur force pour vous proposer une sélection hebdomadaire de films, accompagnés d’animations pour nourrir votre projection. Cette semaine sur Somewhere Else, gros plan sur The Terrorizers, le deuxième film d’Edward Yang. Un portrait géométrique et sensuel de Taïwan dans les années 80.

Par Caroline Veunac

Temps de lecture 5 min.

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Lorsque le cancer l’emporte en 2007, Edward Yang laisse derrière lui sept longs-métrages et presqu’autant de chefs-d’œuvre. De ce cinéaste majeur, qui participa dans les années 80 à l’avènement d’une nouvelle vague taiwanaise aux côtés de son frère de cinéma Hou Hsiao-hsien, on retient généralement d’abord Yi Yi, son dernier film, prix de la mise en scène à Cannes en 2000, puis A Brighter Summer Day (1991), fresque sublime sur la jeunesse de son pays dans les années 60. Sorti en 1986, et moins connu malgré son Léopard d’or au Festival de Locarno, The Terrorizers est un joyau d’un éclat plus sombre, mais d’une beauté tout aussi aveuglante. Ou plutôt non : en regardant les images de ce film, le deuxième d’Edward Yang, on a l’impression d’y voir mieux que jamais, de voir si fort qu’on pourrait presque toucher la réalité de ce qui est vu. Et plonger physiquement dans la matière du Taipei des eighties, dont The Terrorizers est un portrait à la fois théorique et sensoriel.

Des bouts d’histoire, en apparence disjoints. Un couple en voie de désagrégation – elle veut écrire et publier, lui aspire à la stabilité d’une vie de fonctionnaire, ils ne regardent plus dans la même direction. Un jeune photographe scrutant le monde à travers l’objectif de son appareil. Une entraîneuse fatale surnommée « l’Eurasienne », qui guette sa prochaine proie derrière des lunettes noires. Ce sont les lignes géométriques de ces différents regards qui dessinent les contours du personnage principal : la ville, déjà héroïne de son premier long-métrage, Taipei Story, un an plus tôt. Une mégalopole où cohabitent sans toujours se croiser des millions de destins, immenses pour ceux qui les vivent mais tout petits dans la multitude, traçant leurs trajectoires horizontales dans la verticalité des gratte-ciels, sporadiquement reliés par un lacis de communications invisibles. La caméra remonte lentement le fil du téléphone, louche jusqu’à l’abstraction dans les pages noires de noms du bottin, se laisse entraîner par la foule anonyme des rues passantes, choisit un individu qui se détache des autres et les contiendra donc tous.

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Ingénieur informaticien de formation, Edward Yang a une prédilection pour les récits choral, qui créent un réseau dont on comprend progressivement l’organisation. Cette démarche, qui trouvera son aboutissement quatorze ans plus tard dans le drame familial Yi Yi, s’attache ici à l’expérience urbaine, avec son irréductible sentiment de solitude et ses correspondances souterraines. De grandes artères en petites ruelles, de la climatisation des bureaux à la chaleur perdue des appartements désertés par l’amour, le film met peu à peu en lumière les strates historiques et sociales de la cité tentaculaire. Et donne un instantané saisissant de l’atmosphère des années 80, dans ce Taïwan où l’effervescence le dispute à l’individualisme croissant, où les créatifs branchés snobent les ronds de cuir, où la culture occidentale envahit les imaginaires (comme dans cette boîte de nuit où un écran diffuse 9 semaines ½ tandis que Kool & The Gang susurre « fresh, fresh, exciting… ») , où la jeunesse hésite entre l’art et la patrie (le jeune photographe finira par recevoir une lettre de conscription), et où des poussées de végétation indomptée mordent encore sur le béton des constructions récentes.

S’il évoque délibérément Antonioni, en particulier L’Éclipse et Blow Up, dans sa manière presque architecturale de filmer l’isolement des êtres dans l’espace, The Terrorizers, plus inopinément, fait écho aux sensations des films d’Almodóvar de la même période. Moins dans la mise en scène, qui n’a pas grand-chose à voir, que dans le projet de reproduire la texture d’une ville, Madrid à l’époque de la movida pour l’un, Taiwan à l’heure de l’ouverture démocratique pour l’autre. Un plan pour illustrer cette résonance : un homme et une femme, elle en tailleur blanc, lui en bras de chemise, sortent d’un building dans la tiédeur du soir et se hâtent vers quelque activité nocturne, alors que le soleil couchant, rose orangé dans la profondeur de champ, s’écrase sur le flot des voitures. Ce que saisit ce plan merveilleux, tourné par Edward Yang alors qu’il avait 34 ans et participait à la « movida » du cinéma taiwanais, c’est le sentiment d’être vivant à un endroit précis de l’espace et du temps, et nulle part ailleurs. Pour nous qui (re)découvront aujourd’hui cette image, l’ici et maintenant s’est transformé en cette nostalgie particulière, celle des endroits et des moments que l’on n’a pas connus.

Ainsi, The Terrorizers ne se limite pas à la cartographie un peu froide d’une grande ville, il nous en donne une impression sensuelle. Celle du cinéaste lui-même, qui s’auto-représente dans chacun de ses personnages, et rejoue à travers eux les tiraillements de sa trentaine, entre création et vie conjugale, vocation et sens du devoir, désir d’embrasser sa liberté et dégoût pour le chagrin qu’elle causera aux autres. Comme l’illustre très littéralement le tout dernier plan, ces sentiments travaillent le corps-même du film, qui nous les rend avec une générosité magistrale.

The Terrorizers est à découvrir sur la plateforme Mubi.
Pour retrouver la programmation complète de Cinétique : http://dulaccinemas.com/portail/article/100637/cinetique-films-et-animations

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