Cemetery aux 21e Journées Cinématographiques de Saint-Denis

Crépuscule sensoriel

Projeté dans le cadre des 21e Journées Cinématographiques de Saint-Denis, dont Somewhere\Else est partenaire, le film du réalisateur Carlos Casas est une toile de maître hybride et sensorielle, documentaire et fictive, réelle et rêvée, qui ramène subtilement l’humain à son humanité.

Par Quentin Moyon

Temps de lecture 5 min

Cemetery

Bande-Annonce

« Nous devons nous préparer pour notre dernier voyage », annonce d’emblée Cemetery. Une menace ? Plutôt une réalité martelée par les scientifiques depuis de longues années, appelant en vain l’Homme à sa responsabilité envers son environnement, en particulier vis-à-vis du règne animal, qui ne cesse de dépérir. Cette réalité difficile à regarder, le film du réalisateur espagnol Carlos Casas, présenté à l’occasion des 21e Journées Cinématographiques de Saint-Denis (justement consacrées au thème de la « Part animale »), nous oblige à la voir en prenant la forme d’un conte expérimental. Cemetery nous entraîne dans les profondeurs de la jungle sri-lankaise, à la rencontre de Nga, un éléphant fatigué dont la fin se fait sentir. Sanra, son « mahout » et protecteur, s’apprête à guider son fier compagnon de vie dans un ultime voyage vers le mythique cimetière des éléphants (décrit dans les récits de Sinbad le marin). Une quête d’autant plus risquée qu’ils se trouvent poursuivis par d’avides braconniers en quête de la cité d’ivoire, et qu’un terrible séisme vient de faire basculer le monde moderne dans le chaos, marquant le début de l’apocalypse.

Il aura fallu six ans à Carlos Casas, créateur barcelonais de 45 ans à la jonction du cinéma et des arts visuels, pour achever ce film magistral. Divisé en quatre chapitres, chacun avec son identité visuelle, narrative et sonore propre, Cemetery interpelle nos capacités sensorielles pour faire naître en nous de vrais questionnements existentiels et interroger notre humanité dans ce qu’elle a de plus sensible. L’expérience est d’abord visuelle. Renouant avec son obsession de filmer une nature hostile à l’homme, déjà présente dans sa trilogie Aral, Solitude at the End of the World et Hunters Since the Beginning of Time, Carlos Casas expérimente. Le spectateur se retrouve dans le corps de l’éléphant via une caméra subjective, les valeurs de plans changent… Et si le cadre fixe prédomine, rappelant dans sa lenteur et son symbolisme toute une école du cinéma d’Amérique Latine (de Nicolas Pereda à Nicolas Rincon Gille, que nous avions rencontré pour son film Tantas Almas), mais aussi le cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, la caméra du chef opérateur Benjamin Echazarre se met parfois en mouvement : sans fluidité aucune, mais de manière organique, évoquant la maladresse de l’homme et de l’animal.

      « l’œuvre de Carlos Casas nous renvoie face à nous-mêmes »

L’expérience est également sonore. Dans ce film muet, où l’absence de dialogue souligne notre rupture avec la nature, chaque chapitre est pourtant habité par une « voix » différente : la gamme des éléphants dans la première partie, les bruissements de la jungle dans la deuxième, la musique s’invitant dans la troisième pour signifier la rencontre entre nature et culture… Pour retranscrire ces ambiances, saisies à différents endroits à travers le monde, le cinéaste s’est entouré de deux artistes sonores, Chris Watson pour la captation et Tony Myatt pour la spatialisation. Mais il a aussi fait appel à la bio-acousticienne Joyce Poole, qui a apporté au projet sa connaissance des signaux sonores des éléphants. Le résultat est sidérant : la perception sonore des clapotis de pluie, du tonnerre et des cris d’animaux semble presque laisser la place au toucher. Cet univers sonore est tellement riche qu’il a débordé du film : Carlos Casas l’a prolongé dans Sanctuary, une installation présentée au Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles, qui reproduisait les étranges fréquences binaurales propres aux éléphants ; puis dans un disque vinyle, sur lequel on trouve un enregistrement d’une fausse station de radio, initialement créée pour le film.

Aux frontières de l’art contemporain, Cemetery est rebelle à la catégorisation, flirtant de chapitre en chapitre avec le documentaire, le film expérimental et la fiction fantastique ou d’aventures (Rudyard Kipling et Edgar Rice Burroughs sont d’ailleurs remerciés à la fin du film). Le dispositif déroute, trompe nos sens et nous amène au-delà de la narration, dans une métaphore d’ordre philosophique. Au travers de l’apocalypse qui s’abat sur la société, aux confins du bassin luxuriant du cimetière des éléphants, dernier bastion avant la fin du monde, l’œuvre de Carlos Casas nous renvoie face à nous-mêmes. Et à notre refus de prendre conscience que lorsque le dernier éléphant (entendre le dernier animal) disparaîtra, l’homme suivra ses traces, et tous ses sens avec lui.

Cemetery est à découvrir dans le cadre des 21e Journées Cinématographiques de Saint-Denis, le mardi 16 mars à 21h30.

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