Amandine Gay, réalisatrice d’Une Histoire à soi

« Ce qui m’intéresse, c’est de participer au changement social. »

En 2017, on découvrait le travail d’Amandine Gay grâce à son premier film, Ouvrir la voix, un documentaire engagé sur les stéréotypes qui régissent la vie des femmes noires en France. Quatre ans plus tard, la réalisatrice revient avec Une Histoire à soi, où elle aborde, cette fois, la question de l’adoption en France. Habituée à donner la parole aux autres, Amandine Gay la reprend le temps d’une interview, pour mieux nous expliquer ses intentions.

Interview : Juliette Cordesse

18 juin 2021

Temps de lecture 5 min.

Une Histoire à soi

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En 2017, on découvrait le travail d’Amandine Gay grâce à son premier film, Ouvrez la voix, un documentaire engagé sur les stéréotypes qui régissent la vie des femmes noires en France. Quatre ans plus tard, la réalisatrice revient avec Une Histoire à soi, où elle aborde, cette fois, la question de l’adoption en France. Un sujet que cette jeune femme de 36 ans, née sous X d’un père martiniquais et d’une mère marocaine, puis adoptée par un couple de la région lyonnaise, connaît intimement. Amandine s’est d’abord rêvé comédienne. Mais dès son entrée au Conservatoire d’art dramatique, qu’elle intègre après Sciences Po Lyon et quelques voyages à travers le monde, elle est confrontée au racisme des castings et à l’étroitesse des rôles qu’on lui propose. « Dans le cinéma français, si la personne est noire, et bien c’est une travailleuse du sexe, une toxicomane, une migrante sans papier ou une personne qui sort de prison », résume-t-elle aujourd’hui.

De cette frustration naîtra le désir de prendre les commandes, pour tenter de changer la donne. Très vite, elle écrit ses premières fictions courtes, et, accompagnée d’autres comédiennes, décide d’écrire « la série dans laquelle on aimerait jouer ». Mais les producteurs rejettent leur projet au prétexte que leurs personnages – le script met notamment en scène une femme noire lesbienne exerçant la profession de sommelière – ne seraient pas crédibles socialement, « trop américains » leur dit-on. Ces réactions violentes ne la découragent pourtant pas : puisque la fiction n’est pas prête, ce sera le documentaire. Et si sa démarche de réalisatrice, quasi-autodidacte, naît de son expérience personnelle, elle s’en inspirera pour permettre à celles et ceux qui partagent son vécu de s’exprimer. Dans Une Histoire à soi, Amandine Gay se met ainsi à l’écoute d’autres adopté.es, à travers cinq témoignages bouleversants, qui, montés en voix off sur des photos et des vidéos tirées des archives familiales des personnes, explorent les conséquences de l’adoption d’un point de vue psychologique et politique. Habituée à donner la parole aux autres, Amandine Gay la reprend le temps d’une interview, pour mieux nous expliquer ses intentions.

Deuxième film, deuxième documentaire : ça y est, vous êtes officiellement documentariste !

Au départ, je suis allée vers le documentaire pour deux raisons. D’abord, quand j’ai fait Ouvrir la voix, il s’agissait de représenter des femmes noires, que moi je connais, mais qui n’existent pas dans le paysage audiovisuel français. Et puis c’était l’opportunité de mener enfin un projet jusqu’au bout, car c’est un film qu’on a pu faire dans notre salon, avec Enrico Bartolucci (ndlr : le producteur du film), parce qu’il avait déjà réalisé un petit documentaire et qu’il avait le matériel. À nous deux, on pouvait faire le film jusqu’au montage sans avoir besoin de personne, ni d’investissement. Parce qu’il y avait aussi la question de savoir « qui va financer un film politique sur les femmes noires ? »… Et puis tout s’est très bien passé : Ouvrir la voix a fait 20 000 entrées en salle, et ça nous a permis de faire un deuxième film, cette fois plus dans le cadre classique de l’industrie, avec une coproduction, un financement, les films du Losange pour la distribution, et un pré-achat de France 2 cinéma, ce qu’il veut dire qu’il va passer à la télé aussi…  Donc voilà comment on devient réalisatrice­ de documentaire !

Vos deux documentaires reposent essentiellement sur des témoignages. Est-ce pour vous la meilleure façon de militer aujourd’hui ?

Ce n’est pas forcément une question de militantisme, mais plutôt une volonté de créer de l’’empathie. Le cinéma est un médium qui permet de parler à tout le monde à un niveau plus émotionnel, en tout cas moins rationnel, et donc de baisser les barrières de certaines personnes qui, peut-être, n’écouteraient pas certaines paroles si elles ne leur étaient pas présentées par le biais d’un film. Et moi ce qui m’intéresse, effectivement, c’est de participer au changement social. D’une part en permettant aux personnes qui ne sont pas représentées ou mal représentées de se retrouver dans des films ; d’autre part en parlant de façon plus générale à des gens qui ne sont pas forcément impliqués dans le sujet, mais qui peuvent être interpellés par ces questions qui font polémiques en France.

Pouvez-vous m’en dire plus sur vos différents engagements politiques ?

J’investis la création comme un lieu de prise de parole politique, et même d’action d’une certaine façon. Pour pouvoir se mobiliser, il faut comprendre qu’on n’est pas seul.es, que ce qui nous arrive n’est pas un acte isolé, mais que ça relève de systèmes d’oppression. Mon travail se situe plutôt là aujourd’hui. J’organise aussi des événements, comme « Le mois des adopté.es » par exemple, où l’on partage d’une part des créations de personnes adoptées, et où l’on organise, d’autre part, des tables rondes et des groupes de parole réservés aux personnes adoptées, qui permettent d’aborder ces thématiques sous un angle un peu plus politique, car c’est important également. J’essaye d’agir à la fois sous l’angle de la création, et sous l’angle de l’expérience, de la rencontre et du partage de ressources culturelles.

« Alors oui, pouvoir reprendre la main sur son histoire, forcément c’est quelque chose qui nous donne du pouvoir et de la force »

Comment avez-vous choisi les intervenants d’Une Histoire à soi ?

On a fait 93 pré-entretiens. On voulait avoir un casting mixte, un large panel d’âge et des origines diverses. Il nous fallait aussi des profils qui nous permettent de réduire leur récit de vie à une durée de 15-20 minutes, mais sans le dénaturer. Ce qui était important pour nous d’un point de vue éthique, c’était de nous assurer que les personnes savaient où elles allaient, comprenaient bien ce qu’on voulait dire politiquement avec le film, ce qu’on voulait faire esthétiquement, parce que le film les engage elles, mais aussi toute leur famille. On a commencé à faire le montage des participant.es dont les histoires se répondaient et en même temps se complétaient, pour essayer d’avoir un panel le plus divers possible. Le film n’a pas vocation à être exhaustif, mais il cherche à montrer à quel point les choses peuvent être différentes d’une personne à l’autre.

Le film met paradoxalement la parole à l’honneur, pour parler des silences. Y a-t-il trop de silences autour de l’adoption ?

Il y a plusieurs niveaux de silences. Il y a carrément de l’opacité quand on est du côté des agences d’adoption, avec la question de l’accès à son dossier. Ensuite, dans les familles, il y a parfois des problèmes de communication, des non-dits… Si les parents adoptant ne sont pas préparés correctement, il peut y avoir des problèmes, notamment autour du tabou de la question raciale, qui est un vrai enjeu en France. On a placé des enfants non-blancs dans des familles blanches sans penser que le racisme systémique existe et qu’il aura un impact sur leur scolarité, ou sur la façon dont la police va se comporter avec eux. Enfin, il y a aussi du silence au niveau des personnes adoptées. Je voulais montrer que si l’on ne favorise pas leur prise de parole dès l’enfance, et si l’on n’accompagne pas leurs parents adoptifs, elles vont rencontrer des problèmes, et cela dès la petite école.

Pouvez-vous nous parler du phénomène de l’acculturation ?

L’acculturation, c’est être déplacé de sa culture et emmené dans une nouvelle culture qui va devenir notre culture propre, en nous coupant complètement des références culturelles de notre groupe d’origine. Ce phénomène joue un rôle central dans la vie des personnes adoptées, parce que lorsqu’on commence à essayer de se réapproprier notre histoire et qu’on fait les premiers voyages vers nos communautés d’origine, on se rend compte que l’on ressemble à ces gens, mais qu’il nous manque toutes les références culturelles. C’est l’une des conséquences de l’adoption, qu’elle soit transnationale ou transraciale, à partir du moment où la personne n’a pas eu les moyens de conserver les liens avec sa vie passée, ou avec son groupe d’appartenance d’origine.

Dans Une Histoire à soi, la prise de parole prend réellement la forme de récits narrés. Se construire sa propre histoire, c’est donc très important pour les personnes adoptées ?

Se réapproprier la narration quand on a beaucoup été privé d’agentivité (ndlr : faculté d’agir sur les évènements), c’est en effet quelque chose qui est central pour les personnes adoptées. Longtemps on a continué à nous traiter d’enfants adoptés alors qu’on était adultes. Et il y a une forme de vérité là-dedans, parce que de fait, on n’a pas forcément tous les droits qu’ont normalement les adultes. On n’a pas ses antécédents médicaux si on est né sous le secret, pas le droit de connaître son histoire, d’avoir des repères biographiques… On fait face à des institutions qui ont plus d’informations sur notre vie que nous. Moi, par exemple, je suis engagée actuellement dans une démarche auprès du CNAOP (Conseil National d’Accès aux Origines Personnelles) pour retrouver ma mère de naissance. Donc eux savent qui est ma mère de naissance, moi je ne le sais pas. Notre histoire ne nous appartient pas, même quand on est adulte. Alors oui, pouvoir reprendre la main sur son histoire, pouvoir raconter comment on l’a vécue, ce que ça nous fait à nous, de notre point de vue, forcément c’est quelque chose qui nous donne du pouvoir et de la force, qui nous permet de nous réapproprier nos vies, qui sont quand même nos vies.

D’ailleurs les histoires gardent une forme très linéaire dans le film. Même si l’on constate que plus les intervenant grandissent, plus ils se retournent vers l’arrière, comme s’il était impossible de grandir sans savoir d’où l’on vient…

Je voulais surtout montrer ce que les personnes adoptées recherchent. Le discours grand public médiatique sur l’adoption est toujours très centré sur le fait qu’on recherche nos parents de naissance. Et bien sûr qu’on les recherche. Mais ce qu’on recherche surtout, c’est une histoire, un récit de ce qui s’est passé, des informations, une culture perdue. Cette quête des origines a quelque chose de beaucoup plus universelle. Tout le monde se demande un peu d’où il vient, quelle est son histoire… Il n’y pas que les adopté.es aujourd’hui en France qui font des tests ADN ! Dans toutes les familles il y a des secrets, des ruptures biographiques, et dans beaucoup de familles – en particulier dans les diasporas noires –, il y a cette question de la perte des liens avec le pays d’avant. À un moment donné, on comprend qu’on ne saura probablement jamais la vérité, en tout cas pas dans son intégralité. Mais alors on peut quand même se reconstruire un récit qui est le nôtre.

Une Histoire à soi, en salle le 23 juin. 

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