Love Streams

John Cassavetes, féministe & misogyne

Cult. Love Streams ressort trente ans après la mort du réalisateur qui a révolutionné le cinéma américain. L’occasion de revenir sur une filmographie paradoxale, entre ode à la féminité et goujateries manifestes.

Temps de lecture 5min

Par Paola Dicelli

Avec ses films fauchés et à moitié improvisés, il a influencé Scorsese, Altman ou Soderbergh et tout le cinéma indépendant New Yorkais. Le cinéma de Cassavetes est résolument moderne et progressiste si on le compare à l’industrie Hollywoodienne des années 60, 70… Mais à l’heure de #MeToo, peut-on encore défendre le réalisateur de Meurtre d’un bookmaker chinois et Husbands ? Oui si l’on envisage le Cassavetes romantique, qui, une heure après avoir vu Gena Rowlands pour la première fois sur une scène new-yorkaise, lui déclare sa flamme et passera sa vie avec celle qui devient sa muse.

Cassavetes est-il un réalisateur sexiste qui a besoin pour s’épanouir des trois « C » (Copains, Call-girls, Cognac) ?

En sept films à ses côtés, elle a traduit au mieux les intentions de son mari, qui taille non seulement pour elle des rôles d’envergure, mais qui rend aussi à travers elle un vibrant hommage à une féminité puissante. Gloria, Sarah (Love Streams), Minnie (…et Moskowitz)… chacun de ses personnages sort les hommes du pétrin et n’hésite pas à se bagarrer pour défendre ses intérêts. Des femmes qui n’ont pas besoin pour exister d’hommes souvent dépeints comme soumis et inférieurs. Dans Opening Night, son partenaire — incarné par John Cassavetes lui-même — confesse, entre réalité et fiction : « Tu es mon inspiration. Avant de te rencontrer, j’étais un con alcoolique, j’étais Dean Martin sans le charme ». Ses films contrastent avec le patriarcat du cinéma classique, où les personnages masculins étaient forcement les héros de l’intrigue. Et puis il y a la deuxième femme de sa vie, Katherine Cassavetes, sa mère. Puissante, digne de ses origines grecques, elle crie (Une Femme sous Influence) et juge les petites copines de son fils (Minnie et Moskowitz). Son petit génie de fils lui accorde beaucoup d’importance, contrairement à son père, quasi-inexistant de ses films. Alors, Cassavetes, quintessence du féminisme ? Pas si sûr.

Car il y a l’autre Cassavetes… Équivalent du Gainsbarre de Gainsbourg. Le méditerranéen misogyne qui boit, à la main leste et présente les femmes comme des êtres psychologiquement instables. Une Femme sous Influence et Opening Night sont ambiguës… Quant à Husbands, sa bande-annonce dit déjà tout : « Husbands, c’est ce que les femmes supposent mais ne savent pas de leurs hommes, et qu’elles détestent ». Harry (Ben Gazzara), Gus (John Cassavetes) et Archie (Peter Falk) amis à l’écran (comme à la ville) viennent de perdre leur quatrième camarade. Sur un coup de tête, ils décident de plaquer femmes et enfants après l’enterrement, pour partir faire les 400 coups à Londres. Il faut, bien entendu, replacer l’action dans son contexte. Le film est tourné en 1970 alors que les questions de consentement ne sont pas à l’ordre du jour. Mais ce premier long-métrage en couleur de John Cassavetes est un amoncellement de goujateries.

Dans une chambre d’hôtel, les trois hommes forcent des jeunes femmes à les embrasser, les frappent quand elles n’acceptent pas, et rient de ce petit jeu un whisky à la main. Et que dire de Faces (1968), où quasiment toutes les femmes sont de pauvres call-girls en proie à des producteurs de cinéma ivres et vulgaires ? Gena Rowland y compris.

Vu d’aujourd’hui, Cassavetes est-il un réalisateur sexiste qui a besoin pour s’épanouir des trois « C » (Copains, Call-girls, Cognac) ? Ou le cinéaste dont tout le monde se réclame parce qu’il a construit les plus beaux rôles féminins du Nouvel Hollywood et sait exacerber les défauts de son sexe pour radiographier la masculinité. Un peu des deux sans doute… Peu après la sortie de Love Streams, son dernier long-métrage, il confiait : « J’ai voulu faire ce film pour Gena, pour me faire pardonner d’avoir gâché sa vie depuis si longtemps, en ne cessant de tourner et de me saouler**. » Concluant, énigmatique et paradoxal : « Ce film est un hommage à toutes les saloperies que j’ai pu lui faire. »

** Cassavetes on Cassavetes de Ray Carney (Faber & Faber, 2001).

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