C’est quoi au juste
le giallo ?

Un genre entre hémoglobine, thriller et érotisme

Cult. Alors que le chef-d’œuvre de Dario Argento Suspiria ressort en salle, et que le cinéaste Yann Gonzalez en propose une version modernisée et queer avec Un couteau dans le cœur

Temps de lecture 4min

Par Bruno Icher

Par un étrange phénomène d’embouteillage, ce début d’été se teinte d’un flamboyant jaune criard aux accents italiens. Le giallo, embrasement érotico-policier des années 70 qui a consacré Mario Bava, Dario Argento, Lucio Fulci, Umberto Lenzi et bien d’autres au firmament des amateurs de sensations fortes, connait en effet un regain réjouissant avec, coïncidence ou symptôme, une accumulation de films se réclamant à titre divers du genre. 

La semaine du 27 juin voit en effet les sorties simultanées de Suspiria, le classique de Dario Argento découvert en 1977, et d’Un couteau dans le coeur de Yann Gonzalez dont les échos lors du dernier Festival de Cannes ont révélé qu’il puisait ses sources d’inspiration dans ce cinéma populaire dont le mauvais goût, à son apogée, le tenait à distance respectable de la croisette et de tous les festivals du monde. 

Pour Suspiria la belle restauration du film, même si les idolâtres du Technicolor ne retrouvent pas tout à fait le grain capiteux de l’original, est une excellente occasion de découvrir ou de revoir ce monument gothique moderne, qui plus est sur grand écran, avant que ne nous arrive le remake de Luca Guadagnino, le réalisateur de Call Me By Your Name, dont la sortie est prévue le 7 novembre. Même s’il faut toujours se méfier des bandes-annonces, celle de Suspiria version 2018 laisse penser que le style et la palette chromatique seront bien différents de ceux qui firent la signature de Dario Argento, raison de plus pour entretenir la curiosité pour cet héritage assumé. Au passage, et puisque nous en sommes au chapitre des grands anciens, la Cinémathèque Française a eu la riche idée de consacrer une rétrospective à Brian de Palma dont la fascination pour Hitchcock a souvent pris des chemins croisant les territoires du giallo. Body Double ou Pulsions, notamment, trouvent des échos troublants avec des films d’Argento, au point que les deux cinéastes se sont souvent disputés, jadis, la paternité d’idées de mises en scène, voire de plans tarabiscotés. 

De son côté, Un couteau dans le cœur a divisé la critique à Cannes mais il serait doublement injuste de snober cette variation moderne et généreuse. D’abord parce que le film emprunte avec sérieux tous les codes du giallo : la pétarade des couleurs primaires, l’utilisation de l’arsenal névrotique de rigueur (gants, cuir, latex, jeux de masque, objets érotiques et, bien entendu, la combinaison de l’objet tranchant et de sang plus rouge que l’original). Ensuite parce que le scénario offre une impeccable mise en abîme que le genre a maintes fois utilisé. On pense notamment à Ténèbres d’Argento dans lequel un célèbre auteur américain de polars (Anthony Franciosa), en visite en Italie, mène son enquête pour coincer un tueur en série qui fourre des pages de ses livres dans la bouche de ses victimes tout en les découpant en rondelles au rasoir de barbier. Un cauchemar où l’auteur se retrouve en personnage de ses propres romans… 

Chez Gonzalez, qui a pris soin de poser son action au cœur des années 70, il s’agit d’une productrice de films porno gay (Vanessa Paradis), amoureuse transie de la monteuse de ses films (Kate Moran, voir notre interview), vivant à peu de choses près une situation similaire puisqu’un individu trucide un à un, et bien sûr à l’arme blanche, acteurs et techniciens de son équipe. Avec humour (la liste des titres de films produits par le personnage de Vanessa Paradis est un bonheur) et une douce mélancolie, Gonzalez se garde bien de verser dans la parodie ou l’ironie facile pour dire toute son affection à un cinéma inventif et sensuel, aux antipodes d’un cinéma cadenassé au naturalisme. « En France, tout doit être pur et noble et lorsque tu fraies avec des zones impures ou déviantes tu deviens suspect. Je suis plus intéressé par les fleurs noires et bizarres que par les roses trop lisses ! » explique-t-il au site Chaos Reigns.

Pour autant, ce n’est pas tant dans cet hommage que réside l’intérêt principal du film. Le giallo, comme à peu près tous les cinémas d’exploitation, fut exclusivement une affaire de mâles hétérosexuels prenant un vif plaisir, à l’écran comme dans la salle, à assister aux mille souffrances infligées à de jolies femmes en détresse. En 2010, deux inconnus réalisaient leur premier long-métrage qui, lui aussi, utilisait le terreau du giallo comme fondation de leur cinéma. C’était Amer d’Hélène Cattet et Bruno Forlani qui, plus tard, réaliseraient L’Etrange couleur des larmes de ton corps et, récemment, Laissez bronzer les cadavres d’après le roman de Jean-Patrick Manchette. Dans ce premier film, plus giallo que tous les classiques italiens réunis, le point de vue était celui d’une femme, première et spectaculaire tentative de moderniser le propos tout en puisant avec délice dans les émotions du passé. Chez Gonzalez, la quasi totalité des personnages sont gays, lesbiennes ou bi… Bref, queer. Et jouer avec les codes d’un genre populaire comme le giallo revient aussi à revendiquer le changement de genre du cinéma. Histoire de rappeler, de manière joyeuse, érudite et divertissante, que le désir au cinéma est vraiment l’affaire de tous.

Un couteau dans le cœur, en salle le 27 juin \ Rétrospective Dario Argento en six films restaurés à partir du 27 juin \ Suspiria (2018), en salle le 7 novembre \ Rétrospective Brian De Palma à la Cinémathèque jusqu’au 4 juillet.

 

 

Un couteau dans le cœur
Suspiria (1977)
Suspiria (2018)
Pulsions
Suspiria (1977)
Laissez bronzer les cadavres

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