1900

Un classique renaît

Cult. A l’occasion de sa ressortie dans les salles obscures en ce début de mois de mai, retour sur le classique 1900, une fresque aussi fascinante que déroutante.

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 Par Philippe Guedj

A peine le monumental et sulfureux classique de Bertolucci renaissait de ses cendres dans une édition Blu-ray définitive, le 23 novembre, que, trois jours plus tard, son réalisateur retournait à la poussière. A 77 ans, le cinéaste disparaissait dans un déluge d’éloges et d’acrimonie : pendant plusieurs jours, aux hommages de ses admirateurs, répondaient les sifflets de celles et ceux qui ne pardonneront jamais au réalisateur le traumatisme psychologique subi par son actrice Maria Schneider lors du tournage de la scène de sodomie du Dernier Tango à Paris (1972).

“la naissance et la mort d’une utopie, celle du communisme ravagée par la montée du fascisme, dans l’Italie rurale du 20e siècle naissant, Bertolucci a signé son Apocalypse Now ”

En novembre dernier, les arguments des uns et des autres s’entrechoquaient avec rage sur les réseaux sociaux pour savoir si Bertolucci a, au nom de l’art,  ruiné la carrière et la vie de la comédienne emportée par un cancer en 2011. Génie, salaud, les deux ? Dans ce vif contexte, la ressortie en salle de 1900, son film suivant, prend une dimension particulière.

A l’image de son auteur, 1900, c’est dans un même film le paradis et l’enfer, Dieu et Satan. Des scènes d’une absolue beauté pastorale, ou imprégnées de l’œuvre du Caravage, des plans panoramiques à couper le souffle magnifiant la vie des paysans d’Emilie-Romagne, la musique déchirante d’Ennio Morricone… mais aussi des instants d’une violence et d’un sadisme aujourd’hui encore insoutenables. Entre les deux, un érotisme libertin sans complexe — moins morbide que celui du Dernier Tango…— mais tout aussi mémorables. La double masturbation en plan fixe de Robert De Niro et Gérard Depardieu par la prostituée incarnée par Stefania Casini a beau ne durer qu’une poignée de secondes, elle n’a rien perdu de son audace radicale. Ambitionnant de raconter la naissance et la mort d’une utopie, celle du communisme ravagée par la montée du fascisme, dans l’Italie rurale du 20e siècle naissant, Bertolucci a signé son Apocalypse Now à lui. Une œuvre fleuve dans laquelle il a bien faillit se noyer et dont il ne s’est jamais vraiment remis. On notera au passage que les deux films partagent le même chef opérateur. Le mythique Vittorio Storaro, littéralement chipé à Bertolucci par Coppola juste après le tournage de 1900.

Le dit tournage, comme le confie un Bertolucci fatigué dans son émouvante (et ultime) interview accordée à Wild Side, l’éditeur du coffret, s’apparenta pour lui à un rêve qu’il voulait sans fin. Quarante quatre semaines de prises de vue sur 11 mois, un budget de 6 millions de dollars explosé à 9 en cours de route, un casting international, un réalisateur débordé par sa propre mégalomanie… et à l’arrivée, une épopée de plus de 5 heures projetée à Cannes en 1976, suivie d’un violent conflit entre Bertolucci et son producteur souhaitant (et obtenant de) remonter le film dans une version plus courte. Lorsqu’il entame l’aventure, Bertolucci sort du triomphe et du scandale du Dernier Tango… Le film a beau lui avoir valu un tombereau d’injures dans son propre pays (ainsi qu’une privation de ses droits civiques), il n’en reste pas moins une excellente affaire commerciale à l’international et toutes les portes s’ouvrent. Sensible aux remous politiques toujours vifs dans l’Europe des années 70, Bertolucci veut faire de son prochain long métrage une œuvre définitive sur l’Italie du XXe siècle (le fameux « novecento » du titre), ses racines et le choc des idéologies qu’elle a subit. “On était sur la fin de cette longue vague suivant mai 68, et je sentais que 1900 avait une mission politique. Je voulais un film qui ferait comme un pont entre l’URSS et les Etats-Unis, la fusion d’un cinéma près de la terre, du réel, et d’un cinéma plus opératique, mélodramatique” explique le cinéaste.

Ecrit pendant plus de deux ans avec son frère Giuseppe, le récit débute le 27 janvier 1901. Jour de la mort de Verdi, symbole de l’unité italienne et donc du XIXe du siècle. Le film suit alors la trajectoire commune (puis séparée) de deux amis d’enfance vivant dans une même exploitation agricole : Alfredo Berlinghieri, petit-fils du propriétaire (joué par Burt Lancaster) et Olmo Dalco, fils bâtard élevé parmi les métayers dirigés par Leo Dalco (Sterling Hayden). Au rythme des moissons, Alfredo et Olmo(Robert De Niro et Gérard Depardieu, casting de rêve), le riche et le pauvre, font les 400 coups ensemble avant que leurs origines sociales, puis la première guerre mondiale, ne les séparent définitivement. Devenus adulte, ils se retrouvent brièvement. L’un est devenu le padrone de l’exploitation mais peine à imposer son autorité face à l’influence croissante du contremaître fasciste Attila (Donald Sutherland, absolument terrifiant). Alors que l’autre, démobilisé après un an sur le front, embrasse peu à peu son destin de leader des paysans exploités par la bourgeoisie — puis opprimés par le despotique d’Attila et ses chemises noires…. La narration opère globalement trois mouvements : un phase solaire, heureuse, baignée d’une lumière 100% naturelle, blonde comme les blés parmi lesquels Olmo et Alfredo s’épanouissent et trompent la mort (inoubliable séquence du chemin de fer…). Une seconde aux teintes plus lugubres accompagne la montée du fascisme, où Storaro s’inspire davantage de l’expressionnisme allemand et multiplie les sources de lumière artificielle. Enfin, le dernier acte, pour marquer la défaite fasciste et la libération de l’Italie, fait place à une explosion de couleurs. Symbolisant des sympathies politiques de Bertolucci, qui s’amuse à provoquer le studio américain qui produisent son film avec un gigantesque drapeau d’un rouge éclatant, cousu par les paysans à partir de centaines d’autres. Servant de tente pour le procès sommaire du padrone déchu par ses anciens employés. Dommage qu’il se termine sur une ultime pirouette avec De Niro et Depardieu, vieillis par un atroce maquillage signé Gianetto de Rossi.

Un emblème à l’image de la démesure de ce pavé passionnant à visionner pour ses ambitions historiques et visuelles, mais que l’on regarde presque toujours avec une certaine distance. D’abord pour une raison un peu superficielle inhérente aux productions italiennes au casting international. Quelle que soit la piste sonore choisie (anglais, français ou italien), impossible de retrouver l’intégralité des voix originales. En anglais, on est ravi d’entendre les timbres de Lancaster, Hayden, De Niro et Sutherland… mais dès l’arrivée de Depardieu dans le rôle d’Olmo adulte, difficile de ne pas avoir envie de zapper sur la VF. Laquelle offre de belles voix françaises d’époque (Francis Huster pour De Niro, Jean-Pierre Kalfon pour Sutherland…) mais qui ont forcément du mal à égaler leurs modèles. Quant à la version italienne… à vous de voir ! Mais au delà de ce détail technique, 1900 n’est pas un film facile à embrasser pleinement. Théâtrale, extravagante, la direction d’acteurs de Bertolucci est d’autant plus ardue à cerner que les personnages agissent et interagissent de façon fantasque et que les dialogues sont souvent déroutants. Hormis les magnifiques figures de patriarches mourants campées par Lancaster et Hayden, on a du mal à ressentir l’humanité des anti-héros de 1900 et donc à se laisser toucher par eux. Plus concerné par ses sublimes compositions esthétiques et son propos politique que par ses personnages, Bertolucci laisse libre cours à sa fascination voyeuriste pour le sexe et un certain sadisme.

Il le reconnaît dans une interview: aujourd’hui, lui-même ne peut pas regarder intégralement l’insoutenable scène du meurtre du garçonnet par Sutherland. Alors que le massacre du petit chat, laisse à l’acteur un souvenir marquant, comme il l’explique en bonus. Ce ne sont certes que des moments du film, mais le choc qu’ils suscitent provoque un sentiment de dégoût indélébile que jamais le récit ne cherche à effacer. Attila et sa compagne, complice de l’horrible infanticide, sont deux monstres qui visent la surpuissance en réduisant tout être vivant au statut d’objet. C’est le principe de l’idéologie fasciste, dont le film s’applique à démontrer l’horreur. Extrêmement cru, le film est symptomatique d’une décennie où les mentalités autorisaient ce cinéma à la fois populaire et sans filtre. Il offre heureusement assez de morceaux de bravoure visuels — ainsi qu’une heureuse nuance finale sur les bienfaits de la dictature prolétarienne — pour ne pas voler son titre d’œuvre majeure des années 70.   

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